Canada, état de droit …assujetti au nucléaire (Par Pierre Jasmin)

Les Artistes pour la Paix – 10 janvier 2024

Depuis des années, les deux propositions discordantes en titre confrontent les chefs conservateurs et libéraux qui rangent le Canada derrière les 31 comparses d’une OTAN armée de bombes nucléaires, plutôt que de rejoindre l’ONU, les espoirs du secrétaire général Antonio Guterres et ceux de 69 pays avec lui (ICANW.org) dans le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires (T.I.A.N. ou Nuclear Weapons Prohibition Treaty).

Des questions existentielles internationales resurgissent avec les cinq récompenses majeures accordées le 7 janvier 2024 par les Golden Globes, en particulier au réalisateur-scénariste Christopher Nolan du film Oppenheimeri, certes brillant mais hélas sans offrir l’alternative antinucléaire du physicien Josef Rotblat, co-fondateur avec Albert Einstein et Bertrand Russell du mouvement international Pugwash.

L’Aut’Journal et les Artistes pour la Paix interpellent le 10 janvier les mairesses de Gatineau et de Montréal à propos de la décision d’hier par la Commission Canadienne de Sûreté Nucléaire (CCSN) qualifiée de grande bêtise par Margaret Atwood, membre honoraire des AplP, mais simplement de « décevante » par la mairesse France Bélisle.

État sommaire de la situation

Le premier jet de l’Étude d’impact environnemental (EIE) sur le projet d’un gigantesque dépotoir de déchets nucléaires sur le bord de la rivière des Outaouais a sonné l’alarme pour bien des groupes de citoyens, révélant que le dépotoir contiendra du plutonium et des dizaines d’autres déchets produits par les réacteurs nucléaires, dont plusieurs demeureront radioactifs pendant des centaines de milliers d’années. Le projet d’« installation de gestion des déchets près de la surface » (projet d’IGDPS; en anglais : Near Surface Disposal Facility ou NSDF) sera aménagé sur le site de 34 hectares des Laboratoires Nucléaires Canadiens (LNC) de Chalk River, en Ontario, situé à environ 150 kilomètres au nord-ouest d’Ottawa, du côté ontarien de la rivière, en face de la municipalité de Sheenboro, Québec. Le dépotoir aura une configuration semblable à une décharge municipale afin de servir d’entreposage permanent d’environ un million de mètres cubes de déchets radioactifs à « faible » et « moyenne » intensité dans un monticule d’environ 25 mètres de hauteur.

Le scandale de la pétition e-4676 bafouée le 9 janvier 2024

Ole Hendrickson, président de la Fondation Sierra Club Canada, est l’auteur de la raisonnable pétitionii déposée le 11 décembre, appuyée par des milliers de signatures assemblées en vitesse pendant la période des Fêtes mais balayées de la main avant même la date de péremption de la pétition par la CCSN. Ann Pohl du Conseil des Canadiens s’indigne de cette décision, en se demandant si la clause Artemis divisait les rangs libéraux.

La plus vive et immédiate réaction est venue du chef Lance Haymond, de la Première Nation de Kebaowek située à proximité de Chalk River, qui a vertement condamné la CCSN (qualifiée à tort d’indépendante) et a demandé au gouvernement fédéral d’intervenir pour stopper ce projet hautement risqué pour l’environnement. La décision finale de la Commission n’est absolument pas fondée en concluant que le projet […] n’aura pas d’effets environnementaux importants, a déclaré le chef de la nation. Pour lui, il est indéniable que la sécurité et la santé des personnes et de l’environnement seront profondément affectées pour les générations à venir par ce projet. Il cite notamment les risques de tremblements de terre, de feux de forêt, d’inondations et d’autres phénomènes météorologiques extrêmes pour justifier son opposition au projet. Il rappelle aussi que plus de 140 villes du Québec et de l’Ontario ont manifesté leur opposition ou leur inquiétude par rapport au projet, parmi lesquelles on trouve Gatineau, Montréal et Ottawa.

La décision de la Commission est inacceptable et le gouvernement du Canada doit agir rapidement et affirmer sans attendre la suspension du projet, conclut M. Haymond, appuyé par la préfète de la MRC de Pontiac, Jane Toller, qui se dit« déçue et frustrée », notamment parce que la décision va à l’encontre de la protection environnementale et de la Déclaration des Nations unies des droits des peuples autochtones.

Au Québec, la grande militante écologiste Louise Vandelac, professeure titulaire en Sciences de l’Environnement à l’Université du Québec à Montréal, clame son opposition, de même que l’ancien journaliste de Radio-Canada, Gilles Provost, porte-parole du Ralliement contre la pollution radioactive (RCPR), dont Lucie Massé nous annonce une entrevue à Radio-Canada – Ottawa aujourd’hui dans le cadre de l’émission radio Sur le vif, animée par Philippe Marcoux.  

Cerise sur le sundae : un scandale révélé le 8 janvier

La revue canadienne The Walrus vient de publier son enquête “Unearthing a Nuclear Scandal”, avec des révélations sur un des directeurs de la compagnie Eldorado Nuclear nationalisée en 1943-44 (avec ses ventes d’uranium à l’Union soviétique), Carl French, louangé comme héros de la guerre nucléaire en sa nécrologie d’avril 1984 du Toronto Star pour sa contribution au Manhattan Project dont il partagea le secret. Ses compagnies essaimant après 1945 à Chicago, New York, Toronto et Montréal ont fourni du radium et de l’uranium pour le matériel luminescent radioactif de divers cadrans, horloges et tableaux de bord. Les LNC dédramatisent de tels « déchets radioactifs historiques de faible activité, résultats de pratiques passées, inacceptables selon les normes actuelles, dont le gouvernement du Canada assume la responsabilité » : or, les LNC ne sont plus une organisation gouvernementale puisqu’ils appartiennent à deux sociétés texanes et à Atkins Realis, nouveau nom depuis septembre de SNC-Lavalin. Des déchets nucléaires provenant d’entreprises privées, y compris ceux de la propriété Stewart dont nous parlerons plus loin, seront expédiés vers la « nouvelle installation de stockage proposée à Chalk River », nous informe la revue. INEXACT, il s’agit plutôt d’un monticule géant où un million de mètres cubes de déchets nucléaires seront déversés au cours des cinquante prochaines années puis abandonnés, pour toujours, à côté de zones humides et d’un lac à un kilomètre de la rivière des Outaouais, source d’eau potable pour Gatineau, Ottawa et Montréal. Quelle logique y aurait-il à transporter de vieux déchets nucléaires d’une localité près de Toronto à Chalk River? Dans la vieille grange Stewart, achetée par French dans les années 50 afin d’y procéder à ses recherches personnelles en produits radioactifs, située à une heure du centre de Toronto dans la campagne de Caledon East, deux chercheurs LNC armés d’équipements de détection de radiations trouvent des contaminants qu’ils marquent d’une vive peinture orange. Les poutres démantelées et le sol excavé à un mètre seront mis dans des containers destinés à Chalk River…

…À moins que la CCSN revienne sur sa décision précipitée et inacceptable contre une pétition signée en connaissance de cause, au succès improbable vu sa non-médiatisation.

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L’auteur de cet article a écrit une longue recension à propos de ce film consacré meilleur film de l’année 2023 : http://www.artistespourlapaix.org/oppenheimer-lexceptionnalisme-americain-ou-lheroisation-cinematographique-de-la-science/

ii Pétition adressée à la Chambre des Communes du gouvernement du Canada e-4676

Attendu que :

  • les Laboratoires nucléaires canadiens (LNC), ancienne filiale d’Énergie atomique du

Canada limitée (EACL), ont lancé les tout premiers grands projets canadiens de stockage permanent des déchets radioactifs provenant de réacteurs nucléaires;

  • ces projets concernent les déchets « hérités » du gouvernement du Canada : l’élimi-

nation in situ de deux réacteurs d’EACL mis à l’arrêt, et l’Installation de gestion des déchets près de la surface des Laboratoires de Chalk River d’EACL, en Ontario, laquelle établit un précédent;

  • l’approbation de ces projets pourrait contrevenir à l’article 29 2. de la Déclaration

des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA), selon lequel les États devraient veiller à ce qu’« aucune matière dangereuse ne soit stockée ou déchargée sur les terres ou territoires des peuples autochtones sans leur consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause »;

  • lors des audiences de la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN), des

experts en gestion des déchets radioactifs ont mis en doute la conformité de ces projets avec les normes de sécurité de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA);

  • l’AIEA dispose d’un service d’examen « ARTEMIS », qui fournit des conseils indépendants

sur la gestion des déchets radioactifs et qui pourrait éclairer les décisions relatives à ces projets;

  • en mai 2018, un représentant de la CCSN a indiqué aux organismes de règlementation

internationaux qu’un examen ARTEMIS était prévu, mais qu’aucun n’a été réalisé;

  • le paragraphe 19 (1) de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires accorde

au gouverneur en conseil le pouvoir de donner à la CCSN des instructions d’orientation générale sur sa mission.

Nous soussignés, citoyens du Canada, prions le gouvernement du Canada de donner instruction à la CCSN de ne prendre aucune décision concernant l’autorisation d’une installation de stockage de déchets radioactifs à moins que les obligations du Canada en lien avec la DNUDPA ne soient respectées, et demander que les principaux projets des LNC relatifs au stockage permanent des déchets radioactifs hérités du gouvernement fassent l’objet d’un examen ARTEMIS de l’AIEA