Cet article fut mis sur notre site le 30 septembre 2012; il est d’actualité. Synopsis : Obstétricienne québécoise submergée par son travail dans une clinique des Nations-Unies en Cisjordanie aux côtés d’un médecin français désabusé et vieillissant, Chloé, étouffée par la chaleur et la poussière, y est accaparée journellement par une clientèle hétéroclite de mères ados ou alors d’autres moins identifiables en niqab ou tchador. La clinique, située dans un secteur soumis à des fouilles abusives de soldats israéliens, est assiégée en permanence par des foules bruyantes dominées par les fumées odorantes de motos et d’outils pétaradants. Les enfants, lorsqu’ils ne deviennent pas des résistants martyrs en lançant des roches et même parfois leurs pauvres petits corps contre des jeeps ou tanks israéliens, cherchent obstinément des objets à récupérer dans un dépotoir accoté au fameux mur. Au pied du mur, une exception ; un enfant solitaire déguisé en Superman à la cape rouge loqueteuse qui ne trouve rien d’autre à faire que d’y cogner tap-tap-tap des cailloux au lieu de les balancer à la tête des soldats, comme ses camarades. Cet enfant est le frère du héros du film le Sacrifice d’Andreï Tarkovsky, qui arrosait son arbre mort tous les jours avec patience et ténacité comme le lui avait enseigné son père…

Sa journée finie, Chloé retraverse le check-point où travaille son amie soldate israélienne Ava et l’accompagne, pour oublier la dureté abrutissante de leur travail respectif, s’étourdir dans des discothèques, l’alcool et la cigarette au bec, et des flirts occasionnels sur une plage, non loin de Tel Aviv. Grâce à des moments de répit au téléphone skype avec sa mère monoparentale vivant au bord du fleuve St-Laurent qui devine vaguement son désarroi et grâce à une amitié naissante pour une palestinienne nommée Rand partageant avec Ava le même rouge à lèvres cerise intense faisant ressortir leur beauté méridionale, Chloé « équilibre » ainsi tant bien que mal sa vie, qui dérape dès lors qu’elle rencontre de plus près le frère de Rand : ce dernier l’entraîne dans la nuit palestinienne éclairée aux bougies ou aux feux de bois clairsemés dans la magie de chants aux mélopées lancinantes. Elle l’entraîne à son tour en expédition, avec sa famille entière sur les ruines de leur village d’origine en territoire israélien, ce qui a l’heur de provoquer des réactions opposées, selon l’intransigeance mâle ou l’appétit de bonheur féminin (carpe diem) des individus qui la composent.

« TU ES DE TOUS LES CÔTÉS, DONC TU N’ES D’AUCUN ».

Brutalement, son nouvel amant, militant engagé, lui jette le reproche suivant, que l’observateur à la recherche permanente d’un regard objectif de paix reçoit de plein fouet aussi: « Tu es de tous les côtés, alors tu n’es d’aucun ». On croirait entendre notre néanmoins ami Pierre Falardeau, en dénonciation de la posture d’artiste pour la paix que nous maintenons coûte que coûte, malgré les secousses d’un dialogue tendu permanent : ou bien face à la guerre israélo-palestinienne rester froid comme la justice et adopter l’objectivité d’un regard sans larmes pour favoriser les pistes de paix (comme ma médiation tentée l’été dernier entre deux camarades de Pugwash: l’ambassadeur iranien à l’Agence internationale d’Énergie Atomique et un l’ex-dirigeant du Mossad israélien), ou alors succomber à une légitime compassion humaine pour des victimes qui ne peuvent, qui ne doivent pas laisser insensibles des artistes vibrants comme Daniel-Jean Primeau et Martin Duckworth allés de nombreuses fois à leur rencontre. Et pourtant, je vous préviens que ma question sera perverse, la compassion, réflexe de nombreux Québécois, ne serait-elle pas plus naturelle aux Angloquébécois (comme le terroriste Richard Bain ?) minoritaires dans un Québec entouré de pays anglophones de tous côtés, comme Israël est entouré d’Arabes ? Perverse, parce qu’on ne peut absolument pas comparer le niveau économico-politico-socio-culturel de ces deux « minorités »…

Bref, si on excepte des moments de grâce comme la démarche commune des APLP avec l’ontarienne Margaret Atwood, nous voici aussi désemparés face à la question que l’héroïne du film : comment réagirions-nous dans sa situation, sur l’émotion du moment ? D’autant plus qu’elle est également confrontée par le constat d’Ava « ce n’est pas ta guerre » qui résoudrait facilement son dilemme, notre dilemme, en nous ramenant paisiblement (!) à notre confort-indifférence.

UN CHEF D’ŒUVRE SUSCITE PLUS DE QUESTIONS QUE DE RÉPONSES

La violence s’excuse-t-elle ? Non, mais elle s’explique : un personnage attachant du film meurt, tant pis si ce n’était par la froide observation de son acte irréfléchi, qu’ « un p’tit crisse », ou traduit par Chloé au médecin français, « un p’tit con ». Et la cinéaste, plutôt que de capitaliser sentimentalement comme l’auraient fait 99% des cinéastes sur les pleurs des proches de l’enfant, zoome aussitôt sur une photocopieuse en couleurs produisant implacablement à la chaîne la photo entourée de drapeaux palestiniens du « martyr », bref sur l’instrumentalisation en faveur de la Cause du décès du malheureux gosse. Et voudrions-nous nous distancer d’un tel fanatisme que nous viendraient à l’esprit les façons sans nuances de certains de nos concitoyens

– d’amoindrir la bêtise de manifestants masqués jetant des pierres aux policiers pendant le printemps érable,

– de canoniser les frères Rose après la Crise d’Octobre plutôt que de réfléchir à leur pourcentage de responsabilité dans la défaite du dernier référendum,

– ou même de réagir, comme l’a fait un éditorialiste de Vigile.net, en traitant M. Dorion de « traître » parce qu’il remet en question la charte de la laïcité endossée par Djemila Benhabib. Écoutez d’ailleurs la passionnante confrontation Benhabib-Dorion à l’émission de Paul Arcand sur www.lautjournal.info : du grand journalisme où chaque côté marque des points !

DES ACTRICES AU TALENT PEU COMMUN

N’est-il pas temps de rendre hommage à Évelyne Brochu et aux deux autres membres du trio remarquable d’actrices, Sivan Levy et Sabrina Ouazani, particulièrement cette scène d’accouchement inouïe d’intensité, qui restera une immortelle pièce d’anthologie, près d’un check-point où se joue un face à face mortel entre le frère de Rand et un jeune soldat israélien qu’il cherche à amadouer en partageant avec lui « le talent purement défensif de Puyol du Barça Football Club », et ainsi tenter de lui faire oublier le contexte de guerre et le convaincre de laisser passer son groupe vers l’hôpital?

Et pourtant, ces actrices pourront difficilement gagner des prix, car même si elle exploite bien leur extraordinaire talent, Anaïs Barbeau-Lavalette ne cherche nullement à les mettre en valeur. Ce qui l’intéresse n’est pas la narration de destins humains aussi admirablement scénarisée qu’Incendies de Mouawad-Villeneuve (qui le pourrait ?) ; ce n’est pas non plus accompagner de son regard une héroïne, comme le réussit avec une actrice-témoin exceptionnelle, Rachelle Mwamza, Rebelle filmé au Congo par le courageux Kim Nguyen (retenu aux Oscars alors que son film précédent, la Cité, était à mon avis bien mieux ficelé); Barbeau-Lavalette cherche – grâce à deux atouts majeurs dans sa quête, un décor reconstitué fabuleux d’authenticité et le naturel des enfants du film qui portent la lumière du futur -, à nous montrer la société à la manière d’un documentaire, avec la poussière et le dénuement, les ânes et la crasse, la machine implacable de guerre entre frères ennemis sur qui elle ne cherche nullement à provoquer notre apitoiement, comme l’ont fait avec tant de maladresse nombre de films moralisateurs ou carrément colonisateurs sur le Moyen-Orient ayant atterri sur nos écrans depuis trois ans.

Il est urgent, à la suite de ce film remarquable, de marginaliser un peu BHL avec ses additions intellectuelles bancales, au profit de l’artiste cinéaste ABL qui procède au contraire par soustraction : on a l’impression que le montage du film a coupé bien des scènes pour arriver à cette épure. Le regard d’ABL ne cille pas, et, comme dans son premier film le Ring, ne se laisse pas distraire par le human interest (j’entends Falardeau ou Chartrand…) et son héroïne ne hurle jamais, se gardant d’interférer avec notre émotion qui s’en trouve ainsi décuplée. Des critiques peu clairvoyantes le lui ont reproché, alors que le ressort épique de son film réussit, sans complaisance hollywoodienne, à restituer dignement et parfois même, avec l’indignité nécessaire, le tragique de la situation palestinienne.