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Margaret Atwood, romancière. Salman Rushdie dans les années 90.

Le seul luxe, supplémentaire à celui de nos amis journalistes restreints par leurs directions, que les Artistes pour la Paix possèdent est de pouvoir écrire sans limite d’espace, ce qui nous permet de relativiser des nouvelles agressives par des retours éclairants dans l’histoire, par exemple dans notre article précédent sur les droits des femmes sous les Talibans, en relevant la responsabilité, déterminante du fanatisme taliban, des agressions russo-pakistano-américaines du Nord sur l’Afghanistan.

En introduction de l’opinion de notre amie Margaret Atwood, rappelons les violences infinies que l’Occident a infligées à l’Iran, en fait « seulement » deux :

les mines antipersonnel dont des ingénieurs québécois de la SNC à Terrebonne fabriquaient la dose suffisante pour « seulement » arracher les jambes et les couilles des dizaines de milliers d’enfants envoyés le Coran à la main pour résister à l’invasion de l’Iraq fomentée par Donald Rumsfeld auprès de l’allié d’alors, Saddam Hussein ; rappelons que le dialogue que nous entretenions alors avec le parti libéral fédéral grâce à Jean-Louis Roux avait permis la Convention de 1997 sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, habituellement désignée « Convention d’Ottawa » ou « Convention sur l’interdiction des mines », accord international qui interdit les mines terrestres antipersonnel ou Traité d’Ottawa ; merci à l’organisme Humanité/Inclusion de se soucier encore des victimes et de leurs prothèses, avec bien sûr Mines Action Canada de Paul Hannon sous-financé ;

– le JCPoA, ou l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action), signé par l’Union européenne et l’Agence internationale de l’énergie atomique comme Plan d’action global commun (PAGC) et contresigné par les Américains. Mais Obama l’a d’abord bafoué en poursuivant, sous l’incitation d’Israël qui ne voulait aucune compétition dans le domaine nucléaire au Moyen-Orient, des sanctions économiques sévères pourtant nommément exclues de l’accord et plus tard, Trump a déchiré purement et simplement l’accord. Il revient aujourd’hui et il est obscène de blâmer les Iraniens d’exiger des garanties pour qu’ils limitent, sans risque de bombardement, leur filière nucléaire au civil… même si les APLP sont en principe contre 😊.

On vous prie donc de simplement relativiser la culpabilité iranienne nommée dans le texte suivant de Margaret Atwood, romancière [1].

 

L’auteur des Versets sataniques n’avait pas l’intention de devenir un héros, mais alors qu’il se remet de cette attaque, le monde doit se tenir à ses côtés. Il y a longtemps – le 7 décembre 1992, pour être exact – dans un théâtre de Toronto (…), Salman Rushdie était sur le point d’apparaître sur scène. Les coulisses étaient verrouillées. Les agents secrets parlaient dans leurs manches. « Et vous, Margaret, en tant qu’ancienne présidente de PEN [2] Canada, allez le présenter », m’a-t-on dit. « Bon, d’accord, » dis-je. (…)

Rushdie avait explosé sur la scène littéraire en 1981 avec son deuxième roman, Les enfants de minuit, remportant le prix Booker cette année-là. Pas étonnant : son inventivité, sa portée, sa portée historique dis-je, et sa dextérité verbale étaient à couper le souffle, et il a ouvert la porte aux générations suivantes d’écrivains qui auraient pu auparavant avoir le sentiment que leur identité (ou leurs sujets ?) les excluait du festin mobile qu’est la littérature de langue anglaise. Il a coché toutes les cases sauf le prix Nobel : il a été fait chevalier ; il est sur la liste des écrivains britanniques les plus importants; il a collectionné un bouquet impressionnant de prix et de distinctions, mais surtout, il a touché et inspiré un grand nombre de personnes à travers le monde. Un grand nombre d’écrivains et de lecteurs lui doivent depuis longtemps une dette importante.

Aujourd’hui, ils lui en doivent une autre. Il a longtemps défendu la liberté d’expression artistique contre vents et marées ; maintenant, même s’il se remet de ses blessures, il en est le martyr. Dans tout futur monument aux écrivains assassinés, torturés, emprisonnés et persécutés, Rushdie figurera en bonne place. Le 12 août, il a été poignardé sur scène par un assaillant lors d’un événement littéraire à Chautauqua, une vénérable institution américaine du nord de l’État de New York. Encore une fois, « ce genre de choses n’arrive jamais ici » s’est avéré faux : dans notre monde actuel, tout peut arriver n’importe où. La démocratie américaine est menacée comme jamais auparavant : la tentative d’assassinat d’un écrivain n’est qu’un symptôme de plus.

Sans aucun doute, cette attaque était dirigée contre lui parce que son quatrième roman, Les Versets sataniques, une fantaisie satirique qu’il croyait traiter de la désorientation ressentie par les immigrants (par exemple) de l’Inde vers la Grande-Bretagne, a été utilisé comme un outil dans une lutte de pouvoir politique dans un pays lointain.

Lorsque votre régime est sous pression, un petit bûcher de livres crée une distraction populaire. Les écrivains [artistes] n’ont pas d’armée. Ils n’ont pas des milliards de dollars. Ils n’ont pas de bloc de vote captif. Ils font ainsi des boucs émissaires bon marché. Ils sont si faciles à blâmer : leur médium, ce sont les mots, par nature ambigus et sujets à interprétations erronées, et eux-mêmes sont souvent bavards, voire carrément grincheux. Pire, ils disent souvent la vérité aux pouvoirs. Même en dehors de cela, leurs livres vont agacer certaines personnes. Comme les écrivains eux-mêmes l’ont souvent dit, si ce que vous avez écrit est universellement apprécié, vous devez faire quelque chose de mauvais. Mais lorsque vous offensez un dirigeant, les choses peuvent devenir mortelles, comme de nombreux écrivains l’ont découvert.

Dans le cas de Rushdie, le pouvoir qui l’a utilisé comme pion était l’ayatollah Khomeiny d’Iran. En 1989, il a émis une fatwa – un équivalent approximatif des bulles d’excommunication utilisées par les papes catholiques du Moyen Âge et de la Renaissance comme armes contre les dirigeants séculiers et les challengers théologiques tels que Martin Luther. Khomeiny a également offert une grosse récompense à quiconque assassinerait Rushdie. Il y a eu de nombreux meurtres et tentatives d’assassinat, y compris le coup de couteau contre le traducteur japonais Hitoshi Igarashi en 1991. Rushdie lui-même a passé de nombreuses années dans la clandestinité forcée, mais il est progressivement sorti de son cocon – l’événement PEN de Toronto étant la première étape la plus importante – et, au cours des deux dernières décennies, il menait une vie relativement normale.

Cependant, il ne manquait jamais une occasion de s’exprimer au nom des principes qu’il avait incarnés toute sa vie d’écrivain. La liberté d’expression était au premier rang de celles-ci. Autrefois une platitude libérale faisant bâiller, ce concept est maintenant devenu un sujet brûlant, puisque l’extrême droite a tenté de le kidnapper au service de la diffamation, du mensonge et de la haine, et que l’extrême gauche a tenté de le jeter par la fenêtre au service de sa version de la perfection terrestre. Il ne faut pas une boule de cristal pour prévoir de nombreuses tables rondes sur le sujet, quand nous arriverons à un moment où un débat rationnel sera possible. Mais quoi qu’il en soit, le droit à la liberté d’expression n’inclut pas le droit de diffamer, de mentir de manière malveillante et préjudiciable sur des faits prouvables, de proférer des menaces de mort ou de prôner le meurtre. Ce qui doit être puni par la loi.

Quant à ceux qui disent encore « oui, mais… » à propos de Rushdie – une version de « il aurait dû savoir mieux », comme dans « oui, tant pis pour le viol, mais pourquoi portait-elle cette jupe trop courte ? » – je ne peux que constater qu’il n’y a pas de victimes parfaites. En fait, il n’y a pas d’artistes parfaits, ni d’art parfait. Les personnes anti-censure se retrouvent souvent obligées de défendre un travail qu’elles examineraient autrement de manière cinglante. Mais une telle défense est nécessaire, à moins que nous devions tous nous faire retirer nos cordes vocales.

Il y a bien longtemps, un député canadien décrivait un ballet comme « un tas de fruits – [injure antihomosexuelle utilisée chez les anglophones] qui sautent en sous-vêtements longs ». Qu’ils sautent, avais-je dit ! Vivre dans une démocratie pluraliste signifie être entouré d’une multiplicité de voix, dont certaines diront des choses que vous n’aimez pas. À moins que vous ne soyez prêt à respecter leur droit de parole, comme Salman Rushdie l’a si souvent fait, vous finirez par vivre dans une tyrannie.

Salman Rushdie nous a de nouveau enseigné une leçon profonde : la grande littérature sera toujours une question de vie ou de mort. Rushdie n’avait pas prévu de devenir un héros de la liberté d’expression, mais il en est un maintenant. Les écrivains du monde entier – ceux qui ne sont pas des hacks étatiques ou des robots soumis au lavage de cerveau – lui doivent un énorme vote de remerciement.

Traduction : Pierre Jasmin qui vous suggère aussi ce vidéo d’un discours émouvant de la jeune Isabelle Adjani bouleversée, sur les artistes qu’on veut tuer. C’était lors de la remise du prix à Cannes en 1989 pour son rôle de Camille Claudel, une artiste « tuée » par sa famille catholique qui l’a enfermée à l’asile plutôt que de l’appuyer dans son indépendance d’artiste face à Auguste Rodin. Elle a cité courageusement pour ce faire un extrait des Versets sataniques de Salman Rushdie, sachant qu’elle risquait gros, elle née d’un père d’origine kabyle, Mohammed Chérif Adjani.


[1] à qui les Artistes pour la Paix doivent le plus important don de leur existence et que nous remercions pour la sagesse éclairante de ce texte

[2] PEN est une association d’écrivains internationale, fondée en 1921, qui a pour but de rassembler des écrivains de tous pays attachés aux valeurs de paix, de tolérance et de liberté sans lesquelles la création devient impossible.