Par Pierre Jasmin, artiste pour la paix

Comment trop souvent les critiques nous démotivent

Certaines critiques à l’esprit déplorable de sérieux (mon professeur, le pianiste Friedrich Gulda, disait refuser leur point de vue, comparable à celui de l’eunuque sur l’amour physique; c’était dans les années 70, désolé !) nous enlèvent le goût d’aller au cinéma; c’est sans doute pourquoi je n’ai pu attirer aucun membre de ma famille pour aller voir Moi, capitaine : « un film nécessaire, édifiant, qui retranscrit avec justesse les conditions des périples vers l’Europe des migrants africains, aux valeurs défendues qui sont les nôtres malgré les quelques effets mélodramatiques, un film marquant malgré d’inutiles effets de style, une peinture soignée de belles intentions, un film techniquement soigné et narrativement efficace qui confirme l’humanisme du réalisateur, un film vaniteux qui se donne bonne conscience, parfois à la limite de la carte postale et de la faute morale, une esthétisation aussi grossière que complaisante du périple de deux migrants sénégalais vers l’Europe, une odyssée migratoire maladroite, musique grandiloquente (quoi de plus faux!), un film aux louables intentions qui sombre… etc. etc. n’en jetez plus, la cour est pleine et les critiques mitigées sont pires que les négatives.

Au début du XXe siècle, avant que les opéraphiles du monde entier ne plébiscitent cette œuvre majeure du répertoire, des critiques avaient ainsi descendu Madame Butterfly : heureusement, à cette époque, on n’avait pas encore inventé le terme d’« appropriation culturelle », que certains grincheux n’ont pas manqué d’invoquer contre Matteo Garone !

Moi, capitaine, le romantisme réaliste de Matteo Garrone

Qui est-il? Nous ayant donné Gomorra, Dogman et Pinocchio 2019, ce réalisateur a remporté à Venise le Lion d’Argent (du meilleur réalisateur) avec sa dernière œuvre qui se retrouve finaliste en mars pour l’Oscar du meilleur film en langues étrangères. On sait que l’intérêt majeur des cinéphiles pour une production non américaine se portera encore sur le suspense familial policier ANATOMIE D’UNE CHUTE, justement récompensé par les grands honneurs au Festival de Cannes, aux Golden Globes et avant-hier aux César, avec sa réalisatrice française Justine Triet et son actrice Sandra Hüller, également de la distribution de The zone of interest du réalisateur Jonathan Glazer. L’excellent et percutant discours d’ouverture de Judith Godrèche aux Césars a mis la table à la victoire du sympathique et authentiquement québécois Simple comme Sylvain de Monia Chokri, tandis que les changements climatiques ont servi le succès du surprenant et efficace Règne animal.

Garrone a choisi d’illustrer le parcours du combattant véritablement vécu par deux adolescents sénégalais migrants avec des acteurs non professionnels, comme le jeune Seydou Sarr (au centre de la photo promotionnelle) dont la performance inouïe fut récompensée par le prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir de la Mostra de Venise, et ce à l’âge de seize ans ! Vittorio de Sica, Roberto Rossellini et Luchino Visconti se sentiraient honorés de voir leur veine néo-réaliste poursuivie par Garrone, tandis que Federico Fellini n’aurait pas renié les scènes oniriques si bien servies par le soin des images-photos qui assouvissent notre besoin d’exotisme et savent nous extraire du sordide insoutenable de la traversée dans la peur et l’horreur de l’exploitation du Mali, du Niger et du Sahara et des situations d’esclavage vécues en Libye.

Réalité sordide des migrants libyens, nous informe l’UNHCR

Les coups d’État au Mali (2021), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023), et le report des élections au Sénégal rendent encore plus compliquée l’émigration par la Libye et la Tunisie vers la Méditerranée centrale. Ce n’est jamais sans un intense sentiment de culpabilité canado-québécoise que l’évocation des milliers de morts annuelles en mer entre Tripoli et la Sicile (ou Lampedusa) nous touche au cœur, alors que l’hécatombe se poursuit au moment où vous lisez ces lignes. Ceux qui voudraient se rafraîchir la mémoire iront consulter l’excellent article de Boucar Diouf dans La Presse du 17 février, reproduit dans la colonne de droite « REVUE DE PRESSE » de notre site www.artistespourlapaix.org.

Trop facile cependant pour Boucar, dans l’affaire de la Libye, de ne blâmer que le président Sarkozy, dont une décision de justice vient de requérir l’emprisonnement. Pourquoi ne pas blâmer aussi l’incendiaire va-t-en guerre Bernard Henri Lévy qui en ce moment dresse les Français contre la Palestine?

Et surtout, puisqu’on écrit au Canada, pourquoi ne pas blâmer la Société SNC-Lavalin qui a transigé des contrats gigantesques assaisonnés de pots-de-vin non moins gigantesques avec un fils Kadhafi, précipitant ainsi sa propre perte, vu que l’habitude des pots-de-vin allait se perpétuer avec le CUSM et avec l’industrie nucléaire canadienne ?

Et surtout, pourquoi ne pas rappeler que le général canadien Charles Bouchard commandait en 2011 l’attaque aérienne sur la Libye, pour soi-disant protéger l’enclave musulmane de Benghazi menacée par le dictateur Kadhafi ? Au lieu de remplir ce mandat précis accordé à l’OTAN par le Conseil de Sécurité de l’ONU (les Chinois et les Russes n’ont plus jamais refait cette faute grave de ne pas s’opposer à une telle opération militaire), Bouchard a opéré la destruction du pays puis a quitté l’armée de l’air, nommé en 2013 pour un court temps comme PDG à la tête de Lockheed Martin Canada, le temps de convaincre Trudeau d’accepter les F-35 (qu’il avait pourtant en horreur) et de mettre une centaine de milliards de $ de nos impôts dans des frégates militaires Irving, … armées par Lockheed. Contre l’achat de telles armes, prioritaire pour tous nos dirigeants occidentaux qui y trouvent d’imposants bénéfices marginaux, Les Artistes pour la Paix ainsi que Douglas Roche et Ernie Regher appuient le désarmement prôné par UNODA et sa Secrétaire générale adjointe de l’ONU et Haut-Représentante pour le désarmement, Izumi Nakamitsu.

Car du haut des airs en Libye, le général n’a jamais eu la mission de détruire les innombrables dépôts d’armes du dictateur qui se croyait aimé de son peuple qui viendrait à son secours, s’il était attaqué. Son peuple (ou ceux qui avaient survécu à ses prisons abjectes que SNC-Lavalin devait moderniser) ne leva pas le petit doigt et ses armes inutilisées et innombrables tombèrent dans les mains des Al Chabaab, Al-Jamaa al-islamiya (AJAI), Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), Boko Haram (organisation jihadiste islamiste basée dans le nord-est du Nigeria, également active au Tchad, au Niger, dans le nord du Cameroun et au Mali), État islamique au Grand Sahara, État islamique en Libye, État islamique – Province d’Afrique occidentale, État islamique – République démocratique du Congo, Front de libération de la Palestine (FLP), Front populaire de libération de la Palestine – Commandement général (FPLP-CG), Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Groupe Abou Sayyaf (GAS), Groupe islamique armé (GIA), Gulbuddin Hekmatyar, Harakat Al-Muqawama Al-Islamiya (« Mouvement de résistance islamique»), Harakat al-Sabireen (HaS), Harakat ul-Mudjahidin (HuM), HASAM (Harakat Saouad Misr), Hay’at Tahrir al-Sham, Hezbollah, Hizbul Mujahideen, Jaish-e-Mohammed (JeM), Jamaat Nosrat Al-Islam Wal-Mouslimine, Jaysh Al-Muhajirin Wal-Ansar (JMA), Jemaah Islamiyyah (JI), Jihad islamique palestinien (JIP), Kahane Chai (Kach), La Brigade des martyrs d’Al-Aqsa (BMAA), Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Organisation Abou Nidal (OAN) etc. Qui vit par l’épée périt par l’épée, un sort qui échouera aux United States of America.

Cinéma-vérité ?

Pour les purs et durs de documentaires, il y en a de plus en plus, inaptes à supporter le romantisme du cinéma d’auteurs, ils se priveront hélas de l’incantatoire musique de Moi, capitaine, chantée en wolof, une langue que le Québec sait bien apprécier depuis les Colocs de Dédé Fortin.

Je les invite à voir le documentaire de Helen Doyle, un film signalé avec pertinence par la vice-présidente Izabella Marengo des APLP[i], qui traite de l’accueil en Italie de jeunes Nigérianes victimes d’exploitation sexuelle (Garrone épargne notre sensibilité sur ce fléau dans son film), qui seront sauvées par des maisons d’aide italiennes.

Le 40e Festival international de cinéma Vues d’Afrique se déroulera du 11 au 21 avril 2024 dans les salles du Cinéma Guzzo au Marché Central 18, un changement surprenant qui risque d’accentuer chez les spectateurs et les organisateurs le désir d’exotisme, plutôt que la soif du cinéma-vérité.

À ce propos, l’amertume prononcée du film-choc de Robert Morin, Journal d’un coopérant, tourné au Burundi provoqua une véritable bombe en 2010 dans le milieu chrétien-coopérant-bienfaiteur. Car son personnage principal, « un coopérant québécois parti en Afrique pour installer un poste de radio communautaire, peu à peu, au contact d’une jeune adolescente ingénue qui est la fille de sa femme de ménage, développe des sentiments amoureux. Mêlant la critique de la coopération internationale et l’expression d’une pédophilie naissante et irrépressible, mariant fiction et documentaire, caméra subjective, diffusion en ligne et recours à des comédiens amateurs », le film créait un sacré malaise, voulu par son réalisateur habitué à la controverse (Requiem pour un beau sans-cœur, avec Gildor Roy).

[i] http://www.artistespourlapaix.org/au-cinema-des-le-9-fevrier-au-lendemain-de-lodyssee/