Le Québec entiché des deux RU

Par Pierre Jasmin, artiste pour la paix

https://www.lautjournal.info/20231201/le-quebec-entiche-des-deux-ru

  • La RÛ introspective, on la trouve étrangement davantage dans la version filmée de

Charles-Olivier Michaud et le regard de Chloé Djandji, dont l’intense présence crée toute la magie de sa rencontre individuelle avec le nouveau monde. Étrange de voir une Vietnamienne habituée au collectivisme de famille tricotée serrée, rencontrer la bonhomie de Granby et d’une communauté animée d’un amour chrétien envers des gens qui ont souffert (on est dans les années 70) et en même temps d’une curiosité un tantinet maladroite cherchant à saisir l’exotisme d’une nation aux antipodes; et pourtant à l’époque, on ignorait complètement les Inuïts que nos gouvernements laissaient dans la misère totale, après avoir interné leurs enfants dans d’assez ignobles pensionnats !

 

Michaud choisit de montrer la chaleur touchante d’habitants, joués avec simplicité par Patrice Robitaille et avec une Karine Vanasse qui irradie d’une attention particulière – on apprend dans une entrevue qu’elle est la personne qui a offert en cadeau à l’autrice le carnet de notes qui a démarré sa vocation d’écrivaine!  Ils accueillent la famille ayant survécu à des drames traumatisants : on aurait aimé à ce sujet moins de propagande anticommuniste, entre autres une scène qui a fait crier ma voisine au cinéma, celle d’un revolver en gros plan qui se décharge sur la trempe d’un prisonnier sans défense, alors qu’on a plutôt vu dans la vraie vie, du même angle dramatique, celle célèbre d’un officier sud-vietnamien abattant un prisonnier vietcong…

 

Mais on compatit aux épreuves d’une petite fille qui a vécu l’exil à travers une fuite la nuit en camion, puis, malgré la terreur des pirates, dans une embarcation menacée qui aboutit dans un camp de réfugiés surpeuplé en Malaisie : à travers le monde aujourd’hui, le Haut-Commissariat des Réfugiés de l’ONU comptabilise à 112 millions les victimes des guerres, principalement celles de l’OTAN (et du Canada complice) en Afghanistan, en Syrie, en Iraq et en Libye. Résultat prévisible : une montée inquiétante de l’extrême-droite dans les gouvernements militaristes aux Pays-Bas, en Argentine et ailleurs, comme dans les oppositions d’Amérique du Nord (Trump et Poilievre), face aux afflux de réfugiés qui inquiètent la cohésion de peuples aux logements et à la nourriture rares et chers, et appauvris par les dépenses militaires et envois d’armes en Israël et en Ukraine. Quel cercle vicieux. Et voilà bien le mérite du film de confronter la désinformation des masses en concentrant le phénomène réfugié sur une seule petite fille innocente.

 

  • RÛ est aussi le premier livre en 2009 de Kim Thúy qui a peu à voir avec l’intimisme

du film : au contraire, l’autrice nous entraîne dans toutes les réflexions et audaces narratives qui explosent de couleurs, de saveurs et d’expériences humaines qui dépassent de loin le clivage des guerres coloniales franco-américaines face à Hanoï. Si elle écrit d’abord, avec l’inconscience de bourgeois riches face à la guerre menée dans leur pays :

« J’ai vécu dans la paix pendant que le Vietnam était en feu, et j’ai eu connaissance de la guerre seulement après que le Vietnam eut rangé ses armes.

Elle ajoute ensuite avec sagesse :

Je crois que la guerre et la paix sont en fait des amies et qu’elles se moquent de nous. »

Qu’on en juge aussi par le passage féministe suivant :

Elle était très vieille, tellement vieille que la sueur coulait dans ses rides comme un ru qui trace un sillon dans la terre. Elle avait le dos courbé, tellement courbé qu’elle était obligée de descendre les marches à reculons pour ne pas perdre l’équilibre et débouler la tête la première. Combien de grains de riz avait-elle plantés? Combien de temps avait-elle gardé ses pieds dans la boue? Combien de rêves avait-elle écartés pour se retrouver pliée en deux trente ans, quarante ans plus tard? On oublie souvent l’existence de toutes ces femmes qui ont porté le Vietnam sur leur dos pendant que leurs maris et leurs fils portaient les armes sur le leur. (…) Elles ne pouvaient plus redresser leur échine arquée, ployée sous le poids de leur tristesse. Ces femmes ont continué à porter le poids de l’histoire inaudible du Vietnam sur leur dos.

 

On croirait entendre la grande Joséphine Bacon, poétesse, parolière et réalisatrice, originaire de Pessamit, revendiquer l’histoire inaudible innue; et je suis certain qu’elle revendiquerait aussi la phrase des parents de Kim Thúy, si frappante dans le film, mais qui semble surtout être devenue la maxime de vie de l’autrice si vaillante, s’occupant sans relâche de son fils Henri autiste, toujours souriante d’une entrevue à l’autre :

La vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite.