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Photographie Céline Ferbach

Jean Bédard est apparu dans le ciel québécois en même temps que la crise du verglas, avec la parution de son roman Maître Eckart (1998), le roman et la crise nous plongeant dans l’obscurité du Moyen Âge et de Montréal pour mieux nous faire voir l’étonnante lumière des arbres cristallisés et la vérité hérétique de ce mystique qui prit parti pour les pauvres et les femmes. Gilles Marcotte écrit alors que c’est « un des romans les plus étonnants, les plus inattendus qui aient jamais été écrits au Québec », le journal Le Monde compare Jean Bédard à Umberto Eco, tandis que le prix Nobel Ilya Progogine trouve que « dans ce roman à la fois très beau et très étonnant, les idées forces du XIVe siècle rencontrent les préoccupations fondamentales de notre temps ». Cet écrivain inconnu n’était ni un historien ni un universitaire érudit, mais quelqu’un qui après des études en philosophie, avait fait une maîtrise en travail social et dirigeait alors les services professionnels au Centre jeunesse du Bas Saint-Laurent après avoir été pendant six ans travailleur social auprès des familles en détresse sociale.

Né à Montréal mais vivant en province, philosophe se détournant des auteurs du XXème siècle, pour mieux étudier le taoïsme chinois et les penseurs ignorés par la modernité (dont Nicolas de Cues, Comenius et Marguerite Porète qui lui inspireront des romans). Fréquentant les démunis plutôt que les sociétés savantes, Jean Bédard va écrire des romans et des essais qui cherchent à opposer au nihilisme la conscience, la pensée et la vie, trois manifestations de cette lumière qui fait de nous des humains. Les titres des principaux essais de Jean Bédard résument bien sa pensée : Combattre la pauvreté par l’éducation de tous (2015), Le pouvoir ou la vie, Repenser les enjeux de notre temps (2008), L’écologie de la conscience (2013). Synthèses originales et exigeantes qui convoquent à la fois la physique contemporaine et l’histoire de la pensée, ces essais posent sur notre monde un regard critique d’une grande lucidité, ce que beaucoup d’autre essayistes font très bien, mais les siens ont le mérite de donner à l’espérance un fondement métaphysique, ce qui explique sans doute qu’ils sont passés sous le radar médiatique.

Fidèle à la devise de Thoreau selon laquelle « on devrait entretenir deux fermes à la fois, celle sur cette Terre et celle qui se trouve dans notre esprit », Jean Bédard a consacré un cycle romanesque aux peuples autochtones (Le chant de la terre innue, Le chant de la terre blanche, Le dernier chant des premiers peuples), qui nous invite à la nécessaire réconciliation avec la nature et la culture ancestrale des premiers peuples, et il a fondé avec son épouse, Marie-Hélène Langlais, une ferme d’accueil écologique. L’aventure de cette ferme, appelée fort justement Sageterre, est racontée dans Le journal d’un réfugié de campagne qui résume bien la vie de cet homme qui pense avec ses mains et ne peut espérer se sauver seul. Il faut lire Jean Bédard pour échapper au cancer que sont ces cultures de domination et de consommation que ses amis les grands sages ont combattu à travers l’histoire et qui apparaissent dans son dernier roman Sur la route des grandes sagesses (Leméac, 2021).

Artiste de la Paix

L’art commence lorsque j’ai perdu l’idée de transiger pour un bénéfice.

On entre dans l’art lorsqu’on sort du commerce, car alors on découvre la valeur des êtres singuliers et irremplaçables qui sont là devant soi à tenter d’exprimer leur joie d’exister.

L’abeille ne représente plus le miel, mais ce que c’est vivre.

Bien plus, elle cesse de représenter autre chose qu’elle-même, tout à coup, elle se présente.

Si jamais cette abeille disparaissait, il n’y aurait plus rien, puisqu’elle est, pour le moment, le seul être à m’empêcher de me disperser dans tout le reste, à retourner avec elle dans l’ensemble infini des composantes du monde.

Grâce à elle, je me suis tenu tout un instant dans une bulle d’existence.

Pour un instant, elle et moi, avons acquis une valeur inestimable et irremplaçable.

La science va en sens contraire : l’abeille x est semblable aux autres; ses composantes sont semblables à celles de n’importe quel insecte.

Elle est composée de cellules semblables.

En réalité, ce qui intéresse, ce sont les interactions, les relations universelles, séquences prévisibles, parce que cela donne du pouvoir sur la réalité, par exemple, lutter contre une maladie.

Qu’une abeille meure n’a pas beaucoup d’importance, car avec les mêmes énergies de base et les mêmes informations fondamentales, n’importe qui peut reconstituer la même expérience.

Le scientifique comme l’abeille n’ont plus de valeur particulière.

Ce sont les principes universels qui en ont.

Une œuvre d’art révèle la valeur de chaque être singulier.

Pour un instant, nous nous retrouvons inestimables; cet événement unique, je tente de le partager.

Non seulement, il ne me viendrait pas à l’idée de tuer l’abeille (disons ukrainienne) pour la remplacer par une autre (disons russe), mais je ne pense qu’à éterniser cette rencontre singulière et irremplaçable qui nous a éternisés.

Si chaque instant est banal, le temps est banal, ma vie est banale.

Et si ma vie est banale, toute vie est banale.

L’art est l’acte par lequel les êtres acquièrent de la valeur.

L’artiste lutte non pas contre la banalisation de la violence, mais contre la banalisation tout court.

Le meurtre insignifiant.

Ainsi tout artiste pour la paix est un artiste de la paix.

C’est ce que je voudrais maintenant développer blogue après blogue, comme une application de la métaphysique de l’art que nous avons quelque peu discutée dans les blogues précédents.

Jean Bédard