Haiti Political Crisis

Port-au-Prince

Voici une lettre ouverte au Premier ministre Trudeau, écrite par Bianca Mugyenyi, directrice de l’Institut canadien de politique étrangère, et endossée par de nombreux signataires dont la liste figure plus bas. Avec une introduction de Pierre Jasmin.

Une querelle de mots engagée avec Yves Engler s’est résolue par le fait que c’est finalement Bianca Mugyenyi qui a signé l’excellente lettre publiée par Le Devoir ce matin, appuyée par les Artistes pour la Paix. Nous avons aussitôt communiqué à Bianca notre liste de 51 endosseurs québécois. Cette querelle de mots semble ridicule, mais c’est souvent ainsi quand il s’agit d’Haïti, un pays où il y a autant de partis politiques que de représentants. Pourtant, en 1994, président des Artistes pour la Paix, j’étais sur la scène de l’Aréna Maurice-Richard pour accueillir le président Aristide, aux côtés de l’auteur-compositeur-interprète de l’immortelle Amère América. On verra plus loin comment la démocratie est sortie vaincue dans l’histoire d’un pays malmené par le Canada tout comme par l’oligarchie de pays dominants, qui laissent entre autres, comme Haïti, la Palestine, le Soudan, le Yémen et la Libye dans un état de déliquescence épouvantable. En témoigne le Centre tricontinental (CETRI centre belge d’étude, de publication et de formation sur le développement, les rapports Nord-Sud et les enjeux de la mondialisation en Afrique, en Asie et en Amérique latine).

À notre lettre importante et actuelle, dont les auteurs ont corrigé à ma demande l’en-tête « cher Justin Trudeau », qui nous semblait trop affectueuse, alors qu’un Monsieur le Premier ministre a l’avantage d’impliquer ses devanciers, tel Stephen Harper, qui refusa d’envoyer à Haïti les Casques bleus demandés après le tremblement de terre. On sait que ce refus canadien entraîna l’erreur des Nations-Unies d’envoyer des Népalais non entraînés et malades du choléra, qui provoquèrent des centaines de victimes innocentes. On peut comprendre que les Haïtiens soient en colère contre l’ONU, mais assimiler l’arbitre onusien à un appui au misérable Moïse serait selon moi une erreur d’interprétation. Dans notre discussion, Yves m’accusa d’appuyer le CORE Group dont je lui fis remarquer que sa déclaration du 12 décembre était pourtant d’exprimer son inquiétude suite à la publication le 26 novembre 2020 de deux décrets haïtiens, celui portant sur Création, Organisation et Fonctionnement de l’Agence Nationale d’Intelligence (ANI) et l’autre, pour le renforcement de la sécurité publique. Le communiqué du CORE Group déplorait en outre que ce dernier étende la qualification d’« acte terroriste » à certains faits qui n’en relèvent nullement et prévoie des peines particulièrement lourdes (de 30 à 50 ans de prison). En outre, le premier Décret créant l’ANI donnerait aux agents de cette institution une quasi-immunité juridique, ouvrant ainsi la possibilité à des abus.

J’ai eu beau argumenter au téléphone avec Yves Engler, il n’en démordait pas: l’ONU était de mauvaise foi et mon argument de dire que l’ONU ne bombarde pas des pays comme la Syrie et la Libye mais arbitre, pas toujours efficacement, des conflits en rencontrant les parties d’où les déclarations timides en italiques, rien n’y fit, même si j’utilisai l’exemple de l’ex-présidente des Médecins sans Frontières, Joanne Liu, effectuant des missions bénévoles au nom de l’Organisation Mondiale de la Santé. Ma lettre sur les 9 manquements du Canada envers l’ONU[i] est inconnue des cercles anglophones, même montréalais, que fréquente Yves Engler (qui a écrit hier un brûlot ridicule entièrement dirigé contre l’ONU) : cela viendra puisque j’ai eu hier la satisfaction de voir enfin accepté à Toronto (merci au groupe de savants Science for Peace de Richard Sandbrook !) mon résumé de nos efforts pan-canadiens en faveur du Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires[ii]. P.J.

La lettre telle qu’envoyée par courriel au PM

Monsieur le Premier ministre,

Le gouvernement canadien doit mettre fin à l’appui qu’il donne à un président haïtien répressif, corrompu et dépourvu de légitimité constitutionnelle. Au cours des deux dernières années, les Haïtiens ont manifesté une opposition irréductible à Jovenel Moïse dans le cadre de manifestations massives et de grèves générales exigeant qu’il soit démis de ses fonctions.

Depuis le 7 février, Jovenel Moïse occupe le palais présidentiel de Port-au-Prince à l’encontre des articles 134.2 et 134.3 de la Constitution et 239 de la loi électorale reconnus par l’écrasante majorité des institutions du pays. La demande de Moïse de prolonger d’une année son mandat a été rejetée par le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, la Fédération des Barreaux d’Haïti et d’autres institutions constitutionnelles. L’opposition avait nommé un juge de la Cour de cassation pour qu’il dirige un gouvernement intérimaire après l’expiration de son mandat, mais Moïse a illégalement fait arrêter l’un des juges de la Cour de cassation et en a destitué trois autres. De plus, la police a occupé la Cour de cassation et a réprimé les manifestants, tirant sur deux reporters qui couvraient les manifestations. Les juges du pays ont lancé une grève illimitée pour forcer Moïse à respecter la Constitution.

Depuis janvier 2020, Moïse gouverne par décret. Après l’expiration des mandats de la plupart des membres du gouvernement parce qu’il n’a pas tenu des élections, Moïse a annoncé le projet de réécrire la Constitution. Des élections justes sont impossibles sous la direction de Moïse parce qu’il a récemment fait pression sur l’ensemble du conseil électoral pour que les membres de celui-ci démissionnent, et qu’il a ensuite nommé unilatéralement de nouveaux membres.

La légitimité de Moïse a toujours été faible, et il a recueilli moins de 600 000 voix dans un pays de 11 millions d’habitants. À partir de l’éclatement des manifestations massives contre la corruption et contre le Fonds monétaire international (FMI) de la mi-2018, Moïse n’a pas cessé d’accroître la répression. Un récent décret présidentiel a criminalisé les personnes qui dressent des barricades de protestation, considérant ce geste comme du « terrorisme », tandis qu’un autre décret a créé une nouvelle agence de renseignement ayant des agents anonymes autorisés à infiltrer et à arrêter toute personne considérée comme se livrant à des actes « subversifs » ou menaçant la « sécurité de l’État ». L’ONU a confirmé, dans le cadre d’un des pires cas documentés, la culpabilité du gouvernement haïtien dans le massacre d’au moins 71 civils dans le quartier pauvre de La Saline, à Port-au-Prince, survenu à la mi-novembre 2018.

Toutes ces informations sont à la disposition des autorités canadiennes, mais celles-ci continuent de financer et de former une force de police qui a violemment réprimé les manifestations organisées contre Moïse. L’ambassadeur du Canada en Haïti a assisté à plusieurs reprises à des cérémonies de la police tout en refusant de critiquer les actes de répression contre les manifestants commis par celle-ci. Le 18 janvier, l’ambassadeur Stuart Savage a rencontré le controversé nouveau chef de police Léon Charles pour discuter du « renforcement des capacités de la police ».

Les représentants du Canada de l’influent « Core Group » (composé des ambassadeurs des États-Unis, de la France, de l’OEA, de l’ONU et de l’Espagne à Port-au-Prince), ont offert à Moïse un important appui diplomatique. Le 12 février, le ministre des Affaires étrangères du Canada, Marc Garneau, s’est entretenu avec le ministre des Affaires étrangères de facto d’Haïti. La déclaration sur la réunion a annoncé des programmes mixtes d’Haïti et du Canada d’accueillir une conférence prochaine. La déclaration ne mentionnait cependant pas le fait que Moïse avait prolongé son mandat et limogé illégalement des juges de la Cour de cassation, qu’il gouverne par décrets ou qu’il criminalise les manifestations.

Il est temps que le gouvernement canadien arrête d’appuyer une dictature répressive et corrompue en Haïti.

Signataires

Tex J. G. Albert, artisan HumaniTera
Rachad Antonius, Professeur département de sociologie UQAM
Les Artistes pour la Paix 2021 – Conseil d’administration : André Cloutier, Izabella Marengo, Christian P. Morin, Normand Raymond et Bill Sloan
Mouvement Québécois pour la Paix
André Breton, artiste pour la paix, syndicaliste retraité SPUQ
Loïc Breton, SEPB-Québec
Sébastien Brunet, Directeur Syndical, SEPB 463
Pascale Camirand, philosophe éthicienne féministe
Martine Chatelain, Agora des Habitants de la Terre – Québec, ex-présidente EAU-SECOURS
Dominique Daigneault, présidente Conseil central du Montréal métropolitain –CS
Sophie Dansereau, artiste pour la paix
Claude Dauphin, professeur émérite – Département de musique UQAM
Alain Deneault, professeur Université de Moncton
Nicole De Sève, syndicaliste retraitée (Centrale des Syndicats Québec)
Ramatoulaye Diallo, trésorière, Conseil central du Montréal métropolitain – CSN
Anne Lagacé Dowson, journaliste
Michel Du Cap, syndicaliste, FTQ
Raôul Duguay, Artiste pour la Paix
Renel Exentus, jeune militant haïtien
Laurence Fortier, chargée campagne, Centre international de solidarité ouvrière (CISO)
Manon Fournier, Service de l’éducation FTQ et membre du c.a. CISO
Élisabeth Garant, directrice générale Centre justice et foi
Philippe Giroul, Agora des Habitants de la Terre – Québec
Bertrand Guibord, secrétaire général Conseil central Montréal métropolitain – CSN
Yuriko Hattori, FTQ
Chantal Ide, vice-présidente, Conseil central du Montréal métropolitain – CSN
Chantal Ismé, militante féministe et communautaire
Pierre Jasmin, artiste pour la paix, Agora des Habitants de la Terre – Québec
Judith Kohl, chargée campagne, Centre international de solidarité ouvrière (CISO)
Benoît Lacoursière, Secrétaire général, FNEEQ-CSN
Ricardo Lamour, alias Emrical, artiste et entrepreneur social
François Lapierre, Représentant Officiel de Québec Solidaire Labelle
Gérald Larose, ex-président Confédération des Syndicats Nationaux
Hélène Le Beau, écrivain artiste pour la paix
Nicole Leblanc, Collège FTQ-Fonds
Marie-Ève Lequin, Service de l’éducation FTQ
Marie Marsolais, coopérante
Claude Morin, professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, U de Montréal
Amélie Nguyen, coordonnatrice, Centre international de solidarité ouvrière (CISO)
Marie Paradis, chargée de projets, Centre international de solidarité ouvrière
Simon Pelletier, ingénieur, Société de Transport de Montréal
Jean-Yves Proulx, Agora des Habitants de la Terre – Québec
Gustave Ricardo, étudiant en maîtrise de sociologie
Dimitrios Roussopoulos, Black Rose Books, artiste pour la paix
Alain Saint-Victor, enseignant et historien, membre de la Concertation pour Haïti (CPH)
Gina Thésée, professeure UQAM, co-Titulaire de la Chaire UNESCO : « Démocratie, citoyenneté mondiale et éducation transformatoire »
Isabelle Touchette, Direction FTQ
Claudio Zanchettin, prof retraité de philosophie, artiste pour la paix
Jean-Claude Icart, chercheur autonome

INITIAL SIGNATORIES (envoi d’Yves Engler reçu en début de semaine avec le soutien remarqué d’Aziz Fall et de Solidarité Québec-Haïti):

Noam Chomsky
Roger Waters, co-founder Pink Floyd
El Jones, poet
Svend Robinson, former Member of Parliament
Robyn Maynard, author Policing Black Lives: State Violence in Canada from Slavery to the Present
Rinaldo Walcott, Professor and Writer
Jim Manly, former Member of Parliament
Greg Grandin, Professor of History Yale University
Harsha Walia, activist/writer
Dimitri Lascaris, lawyer, journalist and activist
Antonia Zerbisias, journalist/activist
Eva Manly, retired filmmaker, activist
Beatrice Lindstrom, Clinical Instructor, International Human Rights Clinic, Harvard Law School
John Clarke, Packer Visitor in Social Justice, York University
Jord Samolesky, Propagandhi
Yves Engler, journalist
Jean Saint-Vil, journalist/Solidarité Québec-Haïti
Jennie-Laure Sully, Solidarité Québec-Haïti
Turenne Joseph, Solidarité Québec-Haïti
Frantz André, Comité d’action des personnes sans statut/Solidarité Québec-Haïti
Bianca Mugyenyi, ‎Director Canadian Foreign Policy Institute
Justin Podur, writer/academic
Derrick O’Keefe, writer, co-founder Ricochet
John Philpot, international defense lawyer from Montreal
Frederick Jones, Dawson College
Kevin Skerrett, union researcher
Claudia Chaufan, Associate Professor School of Health Policy and Management York
Jooneed Khan, journalist and human rights activist
Arnold August, author of 3 books on US/Latin America
Gary Engler, author
Greg Albo, York professor
Peter Eglin, Emeritus Professor of Sociology, Wilfrid Laurier University, human rights activist
Barry Weisleder,Federal Secretary, Socialist Action
Alan Freeman, Geopolitical Economy Research Group
Radhika Desai, Professor, University of Manitoba
John Price, Professor
Travis Ross, co-editor Canada-Haiti Information Project
William Sloan, ex. refugee lawyer
Larry Hannant, historian and author
Grahame Russell, Rights Action
Richard Sanders, antiwar researcher, writer, activist
Stefan Christoff, Musician and community activist
Khaled Mouammar, Former Member of the Immigration and Refugee Board of Canada
Ed Lehman Regina Peace Council
Mark Haley, Kelowna Peace Group
Nino Pagliccia, Venezuelan-Canadian political analyst
Ken Stone, Treasurer, Hamilton Coalition To Stop The War
Aziz Fall, President Centre Internationaliste Ryerson Foundation Aubin
Donald Cuccioletta, Coordinator of Nouveaux Cahiers du Socialisme and Montreal Urban Left
Robert Ismael, CPAM 1410 Cabaret des idées
Antonio Artuso, Cercle Jacques Roumain
André Jacob, professeur retraité Université du Québec à Montréal
Kevin Pina, Haiti Information Project
Tracy Glynn, Solidarité Fredericton and lecturer at St. Thomas University
Tobin Haley, Solidarité Fredericton and Assistant Professor of Sociology at Ryerson University
Aaron Mate, journalist

 

1994- Visite au Québec du président déposé Jean-Bertrand Aristide

La visite du président Aristide au Canada se déroule de façon très positive. « Une visite fructueuse », titre un article du quotidien La Presse, de Montréal. Voici en quels termes Jooneed Khan rend compte de la rencontre du président avec la communauté haïtienne de Montréal, le 26 janvier 1994:

Emmitouflés comme des Inuit contre le froid polaire, près de 8 000 Haïtiens ont fait hier soir, à l’aréna Maurice-Richard, une chaleureuse fête à la démocratie, avec une ovation à tout casser au président en exil Jean-Bertrand Aristide et un vote quasi unanime à mains levées en faveur de la formation d’une force de police constitutionnelle dans la Diaspora pour hâter son retour et la restauration de la démocratie en Haïti. (… )

Un sondage de La Presse avait indiqué (en octobre 1993) que plus de 90 % de la communauté haïtienne de Montréal était en faveur du retour d’Aristide et du rétablissement de la démocratie en Haïti. L’enthousiasme de la foule hier soir démontrait que cet appui reste indéfectible. « L’ancien président Jimmy Carter me disait: vous fûtes élu par 67,5 p. cent des voix; mais si vous vous représentez, c’est à plus de 80 p. cent que vous seriez réélu», racontait hier Aristide lors d’un déjeuner informel avec quelques journalistes montréalais.

Le 26 janvier, Luc de Larochellière avait chanté sa chanson écrite avec Marc Pérusse.

Moi, j’suis né du bon bord                Du bord de l’Amérique
De l’Amérique du Nord                      Le royaume apathique
D’une ville tranquille                          Où, à chaque matin
J’bois ma tasse de café                      Sans trop m’salir les mains
Toi, t’es né d’l’autre bord                    Tout au bord de la mer
Mais ça, c’est tout c’qui t’reste           Chaque fois qu’mon bord s’en mêle
Tu crèves de faim                              Au milieu d’un jardin
Où tu cueilles le café                     Que j’bois à chaque matin
Amère America                 Amère America                   Amère America
Moi, j’suis né du bon bord              Du bord où y a pas de guerre
Là où on peut encore                     Camoufler la misère
Après l’dîner                                   Quand je r’garde la télé
J’vois ton bord déchiré                   Sans m’sentir concerné
Con-cerné                                      Toi, t’es né d’l’autre bord
C’est la révolution                           Pour un oui, pour un non
C’est la disparition                           Révolution
Bonne pour l’économique               Car la balle qui te tue
Vient d’mon bord d’Amérique         Amère America
Mais là, t’es couché au bord           Au bord d’un bidonville
Là où y a plus d’espoir                   Que sur ma terre d’argile
Car, si un jour                                 Un monde doit s’écrouler
Dis-toi bien qu’c’est mon tour         Mon bord, ce s’ra l’premier

P.J.


[1] https://lautjournal.info/20210204/et-si-le-gouvernement-canadien-respectait-lonu

[2] https://scienceforpeace.ca/the-campaign-for-canadian-accession-to-the-uns-treaty-prohibiting-nuclear-weapons/
qui est une traduction édulcorée de l’article que l’Aut’Journal avait publié le 25 janvier dernier : https://lautjournal.info/20210125/le-canada-censure-les-nations-unies