Michaëlle Jean face à Dr Natasha et Alain Beaudet avec leur ami Pierre

    • Au moment où le premier ministre Stephen Harper augmente les fonds de charité administrés par des groupes aux motifs religieux et coupe ceux motivés par l’aide à l’organisation collective des populations en détresse par l’AQOCI,
    • au moment où son gouvernement réaffirme son mépris des Casques Bleus, pourtant une création historique du Canada de Lester B. Pearson, qui n’ont plus qu’une présence symbolique et insuffisante notamment en Afrique aux immenses besoins, parfois hélas remplacés par des contingents aux origines douteuses et aux conséquences néfastes importateurs de choléra en Haïti,
    • au moment où son ministre Julian Fantino vient de suspendre à toutes fins pratiques l’aide canadienne à Haïti, ce qui a entraîné l’heureuse protestation du ministre Jean-François Lisée au nom du Québec,

il nous apparaît important de reproduire sur notre site l’excellente entrevue par Nathalie Collard publiée le 13 janvier 2013 dans La Presse avec Michaëlle Jean, envoyée spéciale de l’UNESCO pour Haïti. Bien sûr, on n’y trouvera pas de critique du gouvernement Martelly qui sans aucun doute, de notre point de vue, doit porter une partie du blâme pour les difficultés rencontrées dans le relèvement du pays.

Récemment, les Artistes pour la Paix ont publié mon opinion que la droite et une certaine gauche au Québec s’entendaient hélas comme larrons en foire sur un point négatif : le mépris de l’ONU, de l’UNESCO, de l’UNICEF, de la cour Pénale internationale, etc. tandis qu’au cours des années, pourtant critiques du Conseil de Sécurité de l’ONU, nous n’en avons pas moins apprécié le travail souvent exemplaire de Gro Brundtland à l’international et des Louise Arbour, Roméo Dallaire et Philippe Kirsch bien de chez nous. Comme pour Haïti où on déplore le peu de $ accordés à l’État (ce qui excuserait l’inefficacité du président Martelly), on oublie la faible part des $ consacrés à l’ONU par exemple par rapport à l’argent consacré aux bombes nucléaires américaines (dix fois le budget biennal de l’ONU) et évidemment à l’armée américaine (cent-cinquante fois!!!). Voici l’entrevue de Michaëlle Jean. PJ.

1) De quoi Haïti a-t-il le plus besoin en ce moment?

De partenaires qui comprennent l’importance de faire «avec» Haïti plutôt qu’«à propos» d’Haïti. La perspective haïtienne finit par être mise de côté, ce qui produit plus de dépendance que d’éléments durables qui permettraient aux Haïtiens de réaliser leurs propres initiatives. Dans un contexte de reconstruction, c’est de plus en plus flagrant. Or les Haïtiens demandent à sortir de cette dépendance totale, ils souhaitent qu’on puisse croire en leur propre plan, et ils en ont un. Et c’est là-dessus qu’il faut mieux cibler nos efforts.

2) Comment expliquez-vous que, trois ans après le séisme, Haïti soit toujours en si piteux état?

C’est comme si on avait oublié les bilans: près de 300 000 morts, 30 % des fonctionnaires qui ont péri, tous les édifices de l’État sauf un se sont écroulés. Imaginons ça chez nous et demandons-nous comment on se relève de ça quand, en plus, il y a des problèmes d’eau potable et d’infrastructures. C’est important de reconstruire non pas comme c’était avant, mais de faire mieux, et de prendre le temps de le faire. Si on garde le rythme actuel, on devrait voir des résultats dans cinq ou dix ans.

3) Dans un livre écrit par un journaliste d’Associated Press qui paraît ces jours-ci, on dit que des 2,43 milliards de dollars donnés à la fin de 2010, seulement 7 % se sont rendus en Haïti. Comment expliquer que l’argent ne se rende pas?

Une bonne partie des fonds est dirigée vers les organisations et est consacrée davantage à la gestion et à l’administration qu’à la réalisation de projets immédiats. Moins de 1 % des fonds sont allés vers l’État, alors qu’il avait pourtant un plan de reconstruction qui a été adopté le 31 mars 2010 et qui visait la reconstruction économique, sociale et institutionnelle du pays. On est toujours prêts à blâmer Haïti pour sa faiblesse et son incapacité à livrer, mais pour livrer, il faut des moyens.

4) Le Canada a annoncé qu’il gelait son aide à Haïti. Que représente cette aide actuellement?

Le Canada est le deuxième pays accompagnateur du développement en Haïti après les États-Unis. Il est présent aux côtés d’Haïti depuis très longtemps par l’entremise de plusieurs organismes. Certains programmes ont montré leur efficacité et la société civile a bénéficié de cet apport, mais cela dit, il faut peut-être fournir un effort supplémentaire de coordination. Quand je rencontre les ONG, je vois que leur initiative est éparpillée, il n’y a pas d’effort de se rapporter au gouvernement haïtien pour que leurs actions s’arriment aux mesures nationales. Il y a beaucoup de charité mal ordonnée.

5) Qu’est-ce que le Canada peut faire pour continuer à aider Haïti?

La stratégie haïtienne est d’attirer les investisseurs au pays afin de travailler sur des leviers qui peuvent avoir des répercussions sur l’ensemble du pays, comme le tourisme. Il faut repenser les façons de faire, investir dans les infrastructures. Haïti est un pays d’une grande beauté avec plusieurs monuments patrimoniaux. Il faut que le Canada soit aux côtés d’Haïti dans une solidarité envers ce pays qui a une réelle volonté de se relever. Il est important de croire à la perspective haïtienne.

6) Les propos du ministre Julian Fantino, qui a suggéré que les chômeurs se chargent de la collecte de déchets, vous ont-ils blessée?

J’aurais voulu entendre quelqu’un dire: «Je sais à quel point cet enjeu est fondamental pour Haïti, et peut-être qu’avec notre expertise canadienne, nous pourrions accompagner les Haïtiens à accomplir cet objectif qui aura un impact majeur sur la reconstruction.» Au lendemain des attentats du 11-Septembre, la quantité de décombres était telle que les États-Unis ont mis tout leur équipement de pointe à l’ouvrage. Ils ont mis trois ans à tout nettoyer. En Haïti, il y a 40 fois plus de décombres. Les infrastructures de Port-au-Prince sont prévues pour 250 000 personnes. Il y en a plus de 2 millions. Pensez-vous qu’elles aiment vivre près d’amoncellements de déchets? Bien sûr que non. Ce sont des gens fiers. Mais la gestion des déchets est complexe et coûteuse. Un exemple: pour 2013 seulement, Montréal y consacrera 180 millions de dollars.

7) Actuellement, 84 % des Haïtiens titulaires d’un diplôme universitaire quittent le pays. Comment les retenir?

L’an dernier, on a inauguré un nouveau campus universitaire afin de former de nouveaux gestionnaires, sans compter les nombreux projets de recherche partout dans le pays. Il faut créer plus de compétences pour retenir les cerveaux et faire en sorte que des occasions se présentent pour les jeunes. On évalue que 60 % de la population a moins de 30 ans. Ces jeunes demandent du travail, des perspectives. Ils ont un sens de l’entrepreneuriat extraordinaire, il faut le canaliser.

8) Que pensez-vous des vedettes qui, comme Sean Penn, se rendent en Haïti pour participer aux efforts de reconstruction?

Je ne minimise pas leur rôle. Ces gens gardent Haïti sur l’écran radar au fur et à mesure que des crises éclatent ailleurs et qu’Haïti s’éloigne du regard et des esprits. Ils utilisent leur notoriété pour aller chercher des investisseurs et c’est ce qu’on attend d’eux. Ils le font d’une manière consciencieuse et c’est important. Sans partenaires solides pour investir dans les infrastructures, pas moyen de relever Haïti.

9) Haïti s’ouvre au tourisme. Or certains disent éprouver un malaise à se promener en touriste quand la population vit dans la pauvreté. Que leur répondez-vous?

Ils vont pourtant en Thaïlande et dans d’autres pays où on voit des situations tout aussi critiques et heurtantes qu’en Haïti. Ce pays est une terre de culture foisonnante et vibrante avec des plages magnifiques dont on ne parle jamais. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime l’a également reconnu comme étant l’un des plus sûrs de la région, au même titre que la Guadeloupe. Vous voulez être solidaire d’Haïti? Participez à son développement économique, durable et social, venez à la rencontre des Haïtiens. Et puis, tout est bio en Haïti [rires]. Vous mangez une mangue et elle n’a pas été traitée. Et il y en a 165 variétés…

10) Les médias ont peu à peu délaissé Haïti au cours des dernières années. Leur présence est-elle bénéfique ou néfaste?

Je remercie les médias qui continuent d’avoir le souci de maintenir Haïti au cœur de l’opinion publique. C’est important d’être au plus près des choses, de ne pas attendre la commémoration de la catastrophe pour revenir à la charge. Il est également intéressant d’observer Haïti, car c’est un microcosme de l’état de l’aide internationale au développement. On peut voir là où il y a faillite et là où on pourrait faire mieux.

Est-ce que le journalisme vous manque?

Ce que j’ai pu explorer par le journalisme me sert tous les jours. Je me suis retrouvée de l’autre côté de la barrière, j’ai eu à recevoir certaines salves journalistiques et cela m’a permis de voir l’univers médiatique d’un autre point de vue. Mais mon regard sur les choses et mon désir de les communiquer me viennent du journalisme et ils ne m’ont jamais quittée.