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Le chanteur Bono lors du concert impromptu dans la station Khreshchatyk du métro de Kyiv.

Dans l’édition du journal Le Devoir du 10 mai, monsieur Stéphane Baillargeon présente l’intervention de Bono à Kiev en discutant de l’engagement des artistes dans les situations de guerre. Question fort à propos. Comme il le souligne, en invitant officiellement cet artiste très populaire, le gouvernement ukrainien a fait preuve d’une maîtrise assumée de la propagande de guerre. Bono est allé appuyer la stratégie guerrière de l’infortunée Ukraine fortement engoncée dans une guerre soutenue par les pays de l’OTAN contre l’invasion russe; en d’autres termes, il n’est pas apparu dans le panorama pour faire la promotion de la paix. Il s’est glissé dans le défilé des personnalités politiques comme Joe Biden, Justin Trudeau et d’autres personnalités en vue invitées à réaffirmer l’appui à la guerre.

Une telle position s’inscrit dans le courant des discours dominants orientés vers l’alimentation du conflit sur tous les plans (idéologiques, politiques, économiques, sociaux et culturels) par la propagande et une stratégie d’information massive et misérabiliste en continu. L’adhésion de l’opinion publique aux stratégies guerrières et à l’augmentation significative des forces de frappe (les industries de l’armement tournent à plein régime et les gouvernements délient les bourses sans compter pour les payer) repose sur le socle de l’information de masse; Bono en première page s’avère ainsi un coup de maître pour la promotion de la guerre tout autant, sinon plus, que pour la solidarité avec le peuple ukrainien soumis aux affres d’une guerre atroce.

Cela dit, monsieur Baillargeon fait appel à l’éclairage de la professeure en histoire de l’art de l’UQAM, madame Ève Lamoureux, pour rappeler qu’à travers le temps, dans les situations de conflits majeurs, de nombreux artistes ont accepté de se compromettre parfois pour appuyer une guerre: « Quand une guerre mobilise l’opinion publique, des artistes s’en mêlent souvent. La guerre représente la grande cause, justifie la grande mobilisation internationale. Les artistes se sentent alors souvent moralement obligés d’intervenir »; par ailleurs, elle ajoute : « prendre position contre la guerre dans nos sociétés occidentales, ce n’est pas très risqué moralement ou politiquement », répond Ève Lamoureux en soulignant le consensus contre cette monstruosité destructrice des êtres et des choses. »

Dans notre système, se prononcer contre la guerre n’implique pas nécessairement des représailles physiques ni une condamnation médiatique ou populaire, mais l’histoire des guerres et des conflits civils nous enseigne que de nombreux artistes et militant.e.s pour la paix et les droits des personnes ont souvent payé un lourd tribut soit par la répression ou la mort pour avoir pris la parole contre les discours dominants, pensons au poète Federico Garcia-Lorca, l’auteur turc Nâzim Hikmet, Martin Luther King, au chanteur chilien Victor Jara, au chanteur John Lennon et combien d’autres.

Mais que signifie donc être artiste pour la paix dans notre contexte ?

Être artiste pour la paix implique de prendre la parole et de promouvoir la paix. Na pas endosser la pensée unique des discours belliqueux et les stratégies guerrières comporte des risques. À cet égard, bien avant l’invasion de l’Ukraine, le Mouvement pacifiste ukrainien, lequel regroupe plusieurs artistes, a publié une déclaration demandant le respect de l’accord de Minsk de 2015, le retrait de toutes les troupes, la suspension de tous les approvisionnements en armes et équipements militaires, la suspension de la mobilisation totale de la population pour la guerre, la propagande de guerre et l’hostilité des civilisations dans les médias et les réseaux sociaux et, bien sûr, l’instauration de démarches diplomatiques pour la paix. Évidemment, de telles demandes furent qualifiées d’idéalistes, de non pertinentes et de soutien à l’ennemi. C’est là, comme le mentionne Anne Morelli dans son ouvrage fort pertinent en ce temps de guerre (Principes élémentaires de propagande de guerre – 2010), une façon de réduire au silence les porte-parole des discours de paix sans coup férir. Les voix discordantes tassées, tous les acteurs principaux pouvaient ouvrir la porte à la guerre et depuis l’invasion, elle se poursuit comme un drame indéfini.

Au Québec, depuis 1983, l’organisme les « Artistes pour la paix » met de l’avant des propositions de paix, mais la plupart du temps, le risque auquel nous faisons face n’est pas la répression ouverte ni la prison, mais la condamnation au silence. Parler de paix ne fait pas la première page des médias à côté de Bono, loin de là. Quand il s’agit de la paix, une sorte de pensée unique favorable à la guerre et à l’augmentation des armements gagne toujours la bataille de l’opinion publique. C’est tellement plus facile de s’identifier aux pouvoirs des armes et aux porteurs d’une fausse solidarité comme le fait le gouvernement canadien qui prêche le soutien au peuple ukrainien main dans la main avec le gouvernement américain, principal stratège de l’OTAN. Ce soutien a un bras armé puissant et destructeur comme celui de la Russie. Le face à face est tragique. Dans un tel contexte, les propositions d’artistes pour la paix comme les Ukrainiens contre la guerre ont été ignorées bien avant l’invasion russe. On aime mieux les artistes pour la paix dans l’ombre et ce de depuis fort longtemps; tous les jours, on entend répéter les positions guerrières quant à la nécessité d’écraser la Russie et son président et la guerre se poursuit, au tempo peu musical des bombardements et des déclarations prometteuses de victoires…

À cette étape-ci du conflit en Ukraine, nul n’en connaît l’épilogue. Pendant ce temps, ici, les artistes pour la paix courent le risquent de rester condamnés au silence, car le mot paix semble réduit à un mot subversif en « p » ?