La grande question des philosophes du XXe siècle peut s’exprimer ainsi : pourquoi l’humanité au moment même où elle s’est mise à disposer des moyens matériels du bonheur a-t-elle choisi la voie du malheur et de la destruction ? Plus concrètement : Un peu de justice sociale et tous les êtres humains pouvaient être logés, nourris, éduqués, mais les privilégiés ont préféré la guerre comme moyen de préserver leurs privilèges, pourquoi ?

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Des dizaines de réponses ont été données. Voici celle qui m’a le plus interpellé : la raison technique qui nous a donné la possibilité de répondre à nos besoins physiques, éducatifs et sociaux s’est faite au prix de l’aliénation de notre humanité.  Qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour nous consacrer presque exclusivement au développement technique, il fallait sacrifier notre raison d’être qui consiste à nous percevoir comme finalité et non comme moyen. Prenons l’exemple le plus simple, l’aliénation de la science. La science a été développée pour répondre à un être humain qui ressent du bonheur à connaître. Par la technique, la connaissance a été détournée de sa finalité, elle n’est plus qu’un moyen : tout à coup, connaître fait de nous une main-d’œuvre spécialisée. De finalité, nous sommes passés au statut de moyen. Nous pourrions prendre plusieurs autres finalités : vibrer à la musique, devenir juste, aimer… Être une finalité, c’est devenir sujet de musique, de justice, d’amour… Ce qui a été appelé le bonheur : vibrer dans l’épanouissement de nos possibilités. Tout cela était accessible dès le début du XXe siècle, mais par le processus même de la technicisation et de l’industrialisation, nous sommes devenus des outils jetables après usure. Même l’idée de la justice sociale s’est transformée avec la révolution industrielle. Justice sociale n’est plus la possibilité de jouir de la vie, mais le droit au travail salarié (devenir un moyen de profit).

Ces aliénations de notre humanité ont donné tout le carburant nécessaire (l’énergie, la technique, l’industrie, la main d’œuvre) pour gonfler le pouvoir des hommes les plus aliénés d’entre tous : ceux dont le vide intérieur les pousse à se détruire en entraînant avec eux ceux qui les servent. Le XXIe siècle leur donne un moyen supplémentaire : la « vérité » n’est plus une finalité, mais un moyen; elle n’existe plus en tant que notre aspiration, il ne s’agit plus du bonheur d’être vrai, mais de la folie de pervertir les faits et sa personne pour devenir puissant, c’est-à-dire devenir un formidable moyen de destruction.

Dans ces conditions, qui peut résister à se faire serviteur des grands barbares? Comment travailler et répondre à nos besoins réels en vue de notre épanouissement, plutôt qu’en complicité avec un système aux mains de la destruction ?