Anne Wiazemski

Anne Wiazemski dans Theorema de Pier Paolo Pasolini

Tous les cinéphiles se réjouissent que le gouvernement Legault annonce la réouverture prochaine des salles de cinéma, même en zones rouges, en ploguant La déesse des mouches à feu d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Mais une inquiétude se profile (non, il ne s’agit pas de popcorn…) : vu la désorganisation des festivals comme Cannes, Venise, Berlin et les Oscars, la liste priorisée des films à voir s’est disloquée et nos malheureux critiques peinent à attirer notre attention, d’autant moins que certains films et non les moindres se trouvent inaccessibles, kidnappés par Netflix, Disney ou autres repaires capitalistes.

Les temps de pandémie virulente étant propices à ce qu’on se réfugie dans nos mémoires, voici donc trente-deux films qui m’ont le plus marqué, sélection qui trahit à la fois mon obsession beethovénienne (32 sonates…) et mon âge, vu que la moitié d’entre eux date des années 1959 à 81, donc de mes dix à trente-deux ans, tranche d’âge particulièrement impressionnable. Et autant avouer tout de go que mes choix reflètent ma condition de musicien pacifiste hétérosexuel et que rédiger la liste n’a pas eu d’autre but que le plaisir.

1-The kid, 1921

Est-il possible qu’on fête le centenaire de ce film si impertinent face à la police, aux docteurs et à la DPJ (qu’on accuse de nos jours de tous les maux, alors qu’elle effectue un travail si nécessaire) ? L’immortel enfant Chaplin, qu’on pourrait qualifier de plus grand artiste-créateur du XXe siècle, qui conçut son dernier fils à 73 ans, a rajouté sa propre musique plus d’un demi-siècle après la parution de The kid. La jonction du célèbre vagabond avec le gamin Jackie Coogan exploite les cordes pathétiques du misérabilisme, néanmoins vaincu par les liens de solidarité humaine, bref plus que n’en pouvait supporter le sinistre J. Edgar Hoover du FBI qui ramassera des tonnes de dossiers sur celui qu’il aurait bien aimé écrouer en prison comme ennemi public no 1, ou no 2 après le grand sportif Mohammed Ali, ou no 3 après Martin Luther King, apôtre des droits des Noirs.

2- It’s a Wonderful Life, 1946

L’acteur américain versatile Jimmy Stewart anime cette fable par Frank Capra que tous les postes de télévision américains programment invariablement à Noël, le seul jour où il appert qu’on puisse se permettre d’être anticapitaliste aux États-Unis.

3- La strada, 1954

Emporté par la musique de Nino Rota (qui composera plus tard les musiques de Roméo et Juliette ainsi que The Godfather), ce film déchirant de Federico Fellini termine le filon réaliste du cinéma italien, mettant en valeur le jeu dramatique de son épouse féministe (eh oui…) Giuletta Massina et celui d’Anthony Quinn, dans un rôle d’épais macho qui mettra trop longtemps à percevoir l’amour rédempteur. Mais le rôle principal, c’est l’Italie pauvre d’après-guerre qui le joue, décor des déambulations de ces pauvres artistes de cirque clownesque : jamais plages ne sont apparues plus grises et désolées.

4Hiroshima mon amour, 1959

Alain Resnais filme le pari insoutenable relevé par Marguerite Duras de réconcilier une histoire d’amour avec le plus grand massacre instantané de l’histoire du monde, huit ans après le massacre des civils de Nanjing par les troupes impériales du Japon, tout en rappelant les turpitudes nazies, niées par une amoureuse d’un Allemand idéaliste, Emmanuelle Riva. On reconnaît un humaniste à de telles explorations contradictoires.

5- La condition de l’homme, 1959-61

La trilogie antimilitariste de Masaki Koboyashi, sur un roman de Junpei Gomikawa.1959, c’était aussi l’année du film épique américain antiviolence, Ben-Hur, dont je peux me souvenir de chaque scène, tandis que les 9h 34 de Kobayashi restent noyées dans la brume !

6- Le Guépard, 1963

Visconti raconte avec faste les dernières années de l’aristocratie sicilienne en mettant en scène Burt Lancaster, Alain Delon, Serge Reggiani et Claudia Cardinale sur une musique de Nino Rota : un film à chérir par les adeptes lucides de la fin des monarchies d’André Binette qui recrute des volontaires (voir l’Aut’Journal). Visconti, metteur en scène d’opéras avec Maria Callas, avait le bon goût de professer des idées communistes en reniant sa propre ascendance aristocrate. Se peut-il qu’un quart de millénaire après la révolution française, les monarchies encombrent encore l’Arabie Saoudite mais aussi tant de pays dits civilisés et démocratiques, au premier chef le nôtre? Pourquoi tant de spectateurs semblent se délecter d’insipides téléséries de trônes et autres niaiseries britanniques aristocrates, tel Le discours du roi, sacré meilleur film aux British Awards et aux Oscars 2011, que mes enfants ont jugé « leur plus mauvais film jamais vu », en maintenant leur jugement même dix ans après son visionnement ?

7- Sound of music, 1965

Film américain, pro-aristocrate mais pourtant antimilitariste, c’est à peu près la seule comédie musicale qui ne m’horripile pas, même si son acteur principal Christopher Plummer l’a reniée jusqu’à sa mort survenue récemment et même si Julie Andrews me semble incroyablement dénuée de sex-appeal (chose que ce film familial ne cherchait nullement à mettre en valeur). Alors pourquoi ce film me fait pleurer ? Est-ce la nostalgie de mes études quatre années en Autriche ? Vous avez tout à fait le droit de trouver mon choix ridicule, même s’il continue de marquer des générations de téléspectateurs !

8- Le docteur Jivago, 1965

Avec l’actrice Julie Christie, bien plus marquante qu’Omar Sharif et Géraldine Chaplin, cette fresque signée David Lean sur la Russie survivant à la dure période révolutionnaire et à la deuxième guerre mondiale émouvait même la famille du prix Nobel de Littérature, Boris Pasternak, malgré son révisionnisme trahissant son roman vantant l’héroïque défense soviétique face aux agressions nazies et aux mercenaires des armées blanches.

9- Andreï Roublev, 1966

Le chef d’œuvre de mon cinéaste favori, Andrei Tarkovski, présente une réflexion sur l’art qui ne se détache jamais du politique, même dans ses plus belles aspirations idéalistes, voire religieuses, à l’époque du célèbre créateur de l’icône de la Sainte Trinité.

10- Au hasard Balthazar, 1966

Métaphore de la vie humaine, avec la douce présence d’Anne Wiazemski qui représente la période dorée de la vie de l’âne Balthazar, je préfère ce film de Robert Bresson à Mouchette (1967), son autre chef d’œuvre avec musique de Jean Wiener, et si je me souviens bien, le 2e mouvement en fa dièse mineur de l’avant-dernière sonate D959 de Schubert.

11- La bataille d’Alger, 1966

Gillo Pontecorvo filme la guerre entre féroces armées coloniales françaises (qu’une ruse de De Gaulle fera rentrer à la maison) et le fier peuple algérien, qui ne s’en remettra qu’après l’horrible guerre civile déchirant islamistes et militaires des années 90.

12- L’heure des brasiers, 1968

Fernando Solanas : comment oublier les dix minutes dans la version originale du plan fixe d’un Che Guevara martyr et christique, tout juste assassiné, étendu sur une table de bois?

13- Il était une fois dans l’Ouest, 1968

Sergio Leone, sur un scénario bonifié par Bernardo Bertolucci, filme sur la musique inoubliable d’Ennio Morricone, le héros américain Henry Fonda et l’antihéros Charles Bronson dans des rôles opposés, tandis que l’acteur Jason Robards représente un certain humanisme, blessé et ironique, face à la toujours splendide Claudia Cardinale. Une histoire condensée du progrès impitoyable du rail en un véritable « opéra » filmé.

14- 2001 : L’Odyssée de l’espace, 1968

Stanley Kubrick, sur la technologie impitoyable, dans l’espace comme à l’aube de l’Humanité avec des primates inventant le maniement des armes pour leur supériorité.

15- Z, 1969

Costa-Gavras relate une histoire de militaires et policiers corrompus tentant de maquiller la mort d’un leader charismatique joué par Yves Montand dont l’épouse est Irène Papas et l’assistant Charles Denner, le tout animé par la musique de Mikis Theodorakis, alors emprisonné par la Grèce des colonels qui aurait eu besoin du juge Jean-Louis Trintignant.

16- Chinatown, 1974

Sur un scénario haletant de Robert Towne, Chinatown, réalisé par Roman Polanski et produit par Robert Evans, raconte les turpitudes de Los Angeles, prophétiques hélas

  1. de la vie privée pulvérisée du réalisateur (massacre de sa femme Sharon Tate enceinte, suivi de son viol d’une fille de treize ans qui lui a pardonné 25 ans après) et
  2. des services d’eau publics d’une ville, sabotés par de rapaces intérêts privés. Cette lucidité fait peur, en pré-alerte climatique de l’ONU : Faye Dunaway, John Huston et Jack Nicholson à leurs sommets dans les rôles-titres.

 

17- Novecento, 1975

Donald Sutherland, Robert de Niro, Dominique Sanda et Gérard Depardieu dans un film hyperviolent de Bernardo Bertolucci qui s’ouvre sur la fresque populaire de Giuseppe Pellizza, Le Quart état, illuminée par la musique d’Ennio Morricone.

18- Norman Bethune, 1977

Invité à le voir en 1978 à Moscou par l’ambassade chinoise qui l’offrait à tous les Canadiens avec un banquet en pied de nez à l’Union Soviétique, je n’oublie pas cette version originale, reprise avec plus d’argent mais moins d’âme, toujours avec Donald Sutherland. Pas un grand film, mais nécessaire en notre époque de sinophobie rampante. Est-ce un hasard si le beau-père de Sutherland était Tommy Douglas, père de « la médecine socialiste du Canada » (selon Trump et Biden) et que Béthune est, avec Beethoven, sans doute l’étranger le plus célébré en Chine puisqu’il a œuvré inlassablement, lors de la Longue Marche de Mao Tse-toung, afin de créer « les médecins aux pieds nus »?

19- Les Plouffe, 1981

Gilles Carle chante le Québec en révolte contre l’église et la politique véreuse, avec une mère de famille, Juliette Huot, protégeant son fils favori, amateur d’opéra, joué par Gabriel Arcand : sa réplique larmoyante y a pas d’place nulle part pour les Ovide Plouffe du monde entier est devenue cri de ralliement des intellectuels frustrés du Québec. Car son amour déçu y était pour quelque chose, face à une plantureuse Anne Létourneau que le talent de Carle magnifie, comme il a magnifié pour notre plaisir, de film en film, ses compagnes, de Micheline Lanctôt à Chloé Sainte-Marie, en passant par Carole Laure.

20- Jean de Florette, 1986

Dans la foulée des chefs d’œuvre de Marcel Pagnol, Claude Berri sait mettre en valeur les talents dramatiques de Daniel Auteuil, Gérard Depardieu, Yves Montand et Emmanuelle Béart, dans une histoire où l’agriculture souffre de la sécheresse du Sud de la France et la tragédie humaine consécutive, de la sécheresse des cœurs.

21- Mission, 1986

Rolland Joffé anime Ralph Fiennes et Robert de Niro sur la musique d’Ennio Morricone dans un film visionnaire de ce que le bon pape François réussira à réparer, la naïveté et la foi du peuple guarani, alors violées par les ordres du pape et des armées nationales génocidaires, comme en Argentine de Videla et au Chili de Pinochet, assassin de Neruda.

22- L’insoutenable légèreté de l’être, 1988

À cause du formidable duo d’acteurs, Juliette Binoche surtout et Daniel Day-Lewis, le picaresque roman de Milan Kundera fait revivre la Tchécoslovaquie d’avant Vaclav Havel; invité quatorze étés à enseigner dans ce pays, j’ai vécu la transition entre le communisme doctrinaire mais ordonné, vers un éveil à la fois culturel et érotique de la Bohême, deux périodes d’histoire antagonistes mais toutes deux appréciables pour leurs qualités.

23- Le Cercle des poètes disparus, 1989

L’inoubliable Robin Williams dans un film de Peter Weir dénonçant la rigidité parentale militariste, ennemie des arts, de la poésie et des libertés, sexuelles et autres. Mon passé dans un collège de gars en a apprécié toutes les scènes.

24- Pulp Fiction, 1994

Quentin Tarantino dans un film dont la violence hollywoodienne rebondit avec John Travolta et Samuel L. Jackson, quand un personnage principal est éliminé dans une scène d’action, victime secondaire d’une autre intrigue : quel choc et quelle brillante façon de dénoncer la violence trop souvent gratuite en survolant la scène sans souligner cette mort!

25- Underground, 1995

Deux fois Palme d’Or du Festival de Cannes en dépit de sa nationalité peu appréciée par les Français, le Serbe Emir Kusturica projette une parabole sur le militarisme triomphant, même dans la clandestinité, dans une folle sarabande folkloriste échevelée et remplie d’humour, totalement incomprise par les Croates et par BHL.

26- Titanic, 1997

Comme dans Avatar, le Canadien James Cameron trouve le moyen, dans un continent nord-américain étouffé par la censure, d’illustrer de façon somptueuse le combat vital porté par des prolétaires amoureux, interprétés par Leonardo DiCaprio et Kate Winslet, contre la classe possédante et trop sûre de sa supériorité technologique : l’efficace musique de James Horner n’utilise la célèbre chanson de Céline Dion que pour le générique de la fin.

27- Une séparation, 2011

Une séparation du cinéaste iranien Asghar Farhadi mérite ses prix cumulés du meilleur film étranger aux Oscar, César et Golden Globe 2012, grâce à des personnages attachants parce que chacun croit fermement à sa vérité : la jeune Termeh a du mal à choisir entre la modernité (sa mère technocrate demande le divorce pour émigrer), la société (son père un peu veule) et la tradition (le grand-père alzheimer, de l’époque de la démocratie avec l’ancien ministre de la culture, père du prix Nobel de la Paix Shirin Ebadi). Par ailleurs, la femme de ménage a perdu son avenir, son enfant, symbole de l’infertilité de la religion, et son mari pratiquant adopte un comportement délinquant et autodestructeur, alors qu’il est issu d’une révolution des ayatollahs cherchant à rétablir l’égalité des classes malmenée par l’époque honnie du Shah. Et ce symbolisme iranien s’applique bien à la société israélienne avec ses kibboutzim Alzheimer, ses immigrés russes qui suivent les préceptes hassidim aveuglément, ses fanatiques colons violents d’extrême-droite et son gouvernement qui abusent tous de leurs pouvoirs. Signe émouvant de paix comme de guerre possible, cette parenté sociologique israélo-iranienne expliqua l’étonnant succès récolté par le film en Israël, où tout produit iranien n’avait pourtant aucune chance d’être accueilli favorablement dans le contexte alors de tension nucléaire entre Ahmadinejab et Netanyahou.

28- Inch’Allah, 2012

Anaïs Barbeau-Lavalette relève l’épineux défi de montrer une employée d’un dispensaire médical des Nations-Unies, une docteure québécoise (magnifique Évelyne Brochu) amie d’une part d’une soldate juive et d’autre part, d’un groupe de Palestiniens opprimés, telle Sabine Ouazani qui remet en question son amitié, car une étrangère ne peut vraiment partager leur détresse. Pourquoi avoir choisi ce film plutôt qu’Incendies de Denis Villeneuve sur un scénario de Wajdi Mouawad (Artiste pour la Paix de l’année 2006) ? Sans doute parce qu’à la manière d’un documentaire (grâce aux images de Philippe Lavalette), ce film est vivant et actuel, raison pour laquelle sa réalisatrice s’est vue décerner le prix Artiste pour la Paix de l’année 2013, quelques minutes après avoir atterri à Montréal à son retour d’un grand succès mérité à l’exigeant Festival du Film de Berlin.

29- Timbuktu, 2014

Le djihadisme, sa rigueur fanatique, mise en échec par un nomade touareg qui se délecte de philosophie et de musique et surtout de l’amour de sa femme et de sa fille. Mauritanien d’origine, élevé au Mali, formé au cinéma en Union soviétique, installé à Paris, Abderrahmane Sissako filme l’occupation récente de Tombouctou par des guerriers intégristes théocrates, mais non caricaturés (ce que Michèle Ouimet lui reproche), car parfois défendeurs des valeurs fondamentales de tolérance de l’islam.

30- Moi, Daniel Blake, 2016

Ken Loach filme la difficile résistance humaniste et politique d’un ouvrier cerné par la discipline des bureaucrates et les armes insensibles de la technologie gouvernementale, en développant une amitié désintéressée avec une mère célibataire de deux enfants.

31- Antigone, 2019

Sophie Deraspe a trouvé en l’actrice Nahéma Ricci et en sa co-scénariste Monique Proulx deux complices-clés pour un film marquant qui répond par l’amour fraternel (mon cœur me dit !) à tous les islamophobes tentés de condamner des êtres meurtris par un exil forcé.

32- Femme(s), 2020

femmes-filmLe film Femme(s) d’Anastasia Mikova et Yann Arthus-Bertrand est ainsi décrit par Pascale Camirand, philosophe éthicienne féministe : « À égalité, les unes à côté des autres, ces femmes ont parlé de leur histoire personnelle, leur enfance, leur puberté, leurs premières relations sexuelles, leurs orgasmes, leurs mariages, leurs enfants, leur éducation, leur travail, leur vie politique. À égalité, plurielles, elles nous rappellent cependant que la condition féminine à travers le Monde rencontre toujours des expériences injustes. »

J’invite lecteurs et lectrices à l’exercice exigeant d’examiner tous les films choisis en observant combien on y a trop souvent relégué les femmes à des rôles subalternes ou de victimes. Combien crucial d’appuyer leur combat dans la pandémie qui les a victimisées beaucoup plus que les hommes, pas dans la maladie, mais dans leur travail ou dans leurs familles, où les statistiques sont criantes de différences : lire le rapport d’ONU – Femmes.

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