C’était sur notre site, le 25 mars 2013, un article qui saluait l’élection du pape François. Or ce dernier vient d’être nommé (décembre 2013) personnalité de l’année par le TIME magazine. Sans doute un peu parce que Edward Snowden représentait un choix trop controversé, mais certainement aussi parce que le pape a surpris par ses prises de position sociales nombreuses et innovantes, car pour la plupart progressistes: prises de position contre les bombardements en Syrie et pour le désarmement nucléaire, déclaration que les patrons d’usines d’armement iront en enfer, ouverture évangélique aux pauvres et aux victimes d’actes de pédophilie commises par son clergé, dénonciation de Berlusconi et de la financiarisation de l’économie et enfin réforme totale de son entourage bancaire pour en expulser la mafia. Voici le vieil article non retouché:
Réactions contemporaines contrastantes
Le Conclave catholique a désigné François pape, suscitant des commentaires divergents : – les uns soutiennent que l’Église, enfoncée dans sa misogynie et ses affaires de pédophilie, ne pourra pas être sauvée par le cardinal argentin Jorge Mario Bergoglio ayant toujours soutenu les positions morales conservatrices de l’Église : refus de l’homosexualité, de l’avortement et du contrôle de la natalité par les préservatifs, l’interdiction de l’ordination des femmes prêtres et de la communion aux divorcés, communion qu’il avait pourtant accordée personnellement au général-bourreau Videla. – d’autres, tel le professeur Louis Rousseau, préfèrent souligner la simplicité de François, l’humilité de son salut tête penchée à la foule venue acclamer à Rome le nouveau pape, sa dénonciation des inégalités générées par le néolibéralisme et le fait qu’il vienne du Nouveau Monde et qu’il ait toujours rapproché son sacerdoce à Buenos Aires des pauvres, en refusant toutefois d’adhérer à la théologie de la libération. Mais peut-on accorder la moindre chance au nouveau pape de réussir à combattre les dérives financières mafiose de l’Istituto per le Opere della Religione ? Si oui, lui accordera-t-on de vivre plus longtemps que Jean-Paul 1er ?
Sainte Trinité pape –jésuite – franciscain
Aussi cruciales soient les questions contemporaines déjà soulevées, n’oblitèrent-elles pas une partie de l’histoire de bientôt deux mille ans de l’Église ? Pacifiste, je m’étonne que l’élection à la papauté d’un jésuite (une première) qui choisit en outre de s’appeler François en prenant pour modèle Saint François d’Assise ne pose pas davantage de questionnements révolutionnaires positifs. A-t-on déjà oublié le retentissement en 1986 de la Palme d’Or du Festival de Cannes accordée au remarquable film Mission de Roland Jaffé, porté par le jeu de Jeremy Irons et de Robert de Niro et la musique fabuleusement inspirée d’Ennio Morricone ? Le film relatait pourtant l’endossement par un pape de la répression des armées colonisatrices espagnoles et portugaises contre d’intègres et courageux jésuites qui avaient créé des républiques autonomes d’Indiens guaranis aux confins du Paraguay, entre le Brésil et le pays du pape François, l’Argentine.
Une première application des droits de l’homme ?
La généreuse hypothèse d’une première application des droits de l’homme fut proposée entre autres par Philippe Sollers, ce révolutionnaire qu’on ne peut accuser de cléricalisme, dans un chapitre étonnant de l’Éloge de l’infini (2001, éditions folio) qui s’intitule l’aventure jésuite que son auteur situe au : « Paraguay au XVIIIe siècle, quand les jésuites y poursuivaient leur expérience spirituelle et formelle, divine et humaine, politique et mystique. (…) Il faut traverser beaucoup d’ignorance et de préjugés pour considérer calmement ces aventuriers italiens, portugais, espagnols. Ils sont jésuites, franciscains, dominicains. Ce sont des prêtres, mais également des savants : théologiens, mathématiciens, astronomes, géographes, linguistes, juristes. Nous apprenons avec surprise qu’ils étaient aussi des artistes : architectes, musiciens, dessinateurs, sculpteurs. (…) La tentative jésuite a eu ses partisans jusque dans le camp des Lumières. Montesquieu, d’Alembert, Buffon s’y sont intéressés, et Voltaire (qui est, après tout, un ancien élève de la Compagnie) y a même vu un « triomphe de l’humanité ». Les missionnaires, en effet, se sont vite opposés (et parfois par les armes, soutenus par les populations locales) au pouvoir économique et administratif, comme aux avidités meurtrières qu’il légitimait. (…) Ces jésuites sont décidément dangereux : ils vont transformer les esclaves en hommes, et même en hommes sachant lire et écrire. Pourquoi pas aussi en artistes ? (…) Ce système social inédit est mis en place dès le début du XVIIe siècle. En 1627, il compte déjà trente mille Indiens « protégés ». L’organisation agricole soustrait ces derniers à l’esclavage et assure également la pérennité de leur langue [guaranie] et de leur culture (musique, chants, danse). Les Jésuites doivent à la fois se battre contre la brutalité des colons, plaider leur propre cause en Espagne et maintenir ainsi un équilibre fragile qui finira par s’effondrer. Nous ne sommes pas encore entrés dans la longue histoire des droits de l’Homme ; c’est pourtant ici qu’elle a été, la première fois, tentée.»
Le baroque universel
L’historien d’art auteur de l’Art de la liberté Édouard Pommier à qui se réfère Sollers nous fournit un éclairage supplémentaire en répondant en 2006 à quelques questions de la revue TDC :
TDC : Quelles sont les circonstances dans lesquelles le baroque est arrivé en Amérique latine ? É. P. Il faut commencer par rappeler le rôle essentiel joué dès le début de la colonisation par les franciscains. Une première mission, composée de douze membres (allusion aux apôtres) appelés par Cortès, arrive au Mexique dès 1524, sous la direction de Martin de Valencia. Ces franciscains, originaires de l’Estrémadure, appartiennent à la frange la plus éclairée de l’ordre. Avec leur grande culture et leur grande ouverture d’esprit, ils voient dans la société indienne une sorte d’état originel de l’humanité, d’une pureté à préserver (…). Pour ne parler que des arts plastiques (car la musique a également été un domaine de métissage important), dès l’origine, des artistes indigènes, formés sur place dans des collèges, surtout celui de Tlatelolco fondé par Pedro de Gante, sont associés à la décoration des édifices religieux, où l’on trouve donc des motifs typiquement indiens. C’est déjà le cas dans quelques édifices gothiques, et surtout, par la suite, dans les églises baroques (…). C’est dans la décoration, extérieure comme intérieure, extraordinairement riche et volubile, qu’on peut constater les différents apports, le mélange.
TDC : Quel a été le rôle des jésuites dans ce développement culturel? É. P. Les jésuites ont joué un rôle très important. Eux aussi ont fait beaucoup pour sauver la culture indigène, en particulier au Paraguay où, grâce à leur action, le guarani, la langue originelle préservée est devenue langue officielle avec l’espagnol.
TDC : Comment ce métissage entre les deux cultures a-t-il pu s’opérer aussi aisément ? É. P. On constate que le baroque (…) ne s’est jamais donné lui-même une doctrine ni une définition [tandis que] la Renaissance et le néoclassicisme ont érigé des forteresses doctrinales. [On peut] dégager deux grandes conceptions : il y a ceux qui restent dans la tradition inaugurée au Quattrocento et qui tiennent pour un art savant, raisonné, appuyé sur des connaissances de mathématiques et d’histoire, un art fait pour les personnes qui ont une certaine culture. Et puis on voit apparaître l’idée d’un art pour tous, je ne veux pas dire un art du peuple au sens social du terme, mais un art aussi bien pour des gens du peuple qui ne possèdent pas de bagage théorique que pour des gens cultivés. Autrement dit, un art universel, dans lequel chacun devrait pouvoir trouver quelque chose qui correspond à sa culture, à son tempérament. Il faut que cet art soit utile, qu’il transmette un message que tout le monde comprenne, au moins pour une part, et y trouve du plaisir. Donc, quand le baroque, qui a atteint son épanouissement, traverse l’océan, il n’arrive pas avec une doctrine, il n’est pas appuyé sur des codes, ce qui explique sans doute la facilité, la plasticité avec laquelle il va se répandre dans cette société coloniale tellement différente et toucher toutes les ethnies, toutes les cultures et toutes les couches sociales. Je pense que c’est un des éléments qui explique le succès d’un art qui finalement a permis à chacun d’apporter son propre génie, ses propres idées, ses propres inspirations. Il y a l’Amérique, bien sûr, mais je remarque que le baroque est le premier art qui a fait le tour du monde : en partant d’Europe, très vite, il va rebondir de la Nouvelle-Espagne et du Brésil sur les routes des Portugais (Macao, les comptoirs de l’Inde), et avec les Espagnols qui vont le transmettre aux Philippines. L’Amérique a été certainement un relais extraordinaire, on le voit bien dans le cas du Brésil.
TDC : Comment cet art métis s’inscrit-il dans l’histoire des pays d’Amérique latine ? É. P. (…) Le prêtre jésuite Clavijero reconnaît très tôt qu’il est en train de se produire en Amérique – et l’art baroque en est une expression – quelque chose de nouveau. Ce qu’il annonce avec une très grande lucidité, c’est qu’il n’y aura jamais une Nouvelle-Espagne. (…) C’est un pays neuf qui va naître. Ici mûrit déjà l’idée d’une émancipation par rapport à la métropole, idée qu’on trouve également au Pérou, à peu près à la même époque, chez quelqu’un comme le père Acosta. C’est une vision prophétique parce que toute l’histoire dramatique du Mexique va être dominée jusqu’à la révolution par cet antagonisme que Clavijero, lui, surmontait : d’un côté, un « indigénisme » triomphant, la volonté de restaurer à toutes forces un État indien, qui va constituer une partie de l’idéologie de la révolution de 1910 ; et, en face, le plaquage, la tentative de maintenir ou de ramener l’Espagne au Mexique.
TDC : L’art baroque serait donc le symbole et l’expression même de ce métissage… » Fin de l’entrevue
Selon Sollers, les créateurs indigènes du 18e siècle nous ont transmis sculptures et tableaux de saints (Érasme, Roch, François-Xavier, Michel) ou de saintes (Barbe, la Vierge Marie) et même un opéra dont il ne reste que des fragments, Le Drame d’Adam. De nombreuses copies réalisées par les Indiens Guaranis ou Chiquitos d’œuvres chantées du jésuite Domenico Zipoli (1688-1726) ont été retrouvées très récemment. Né en Toscane, élève d’Alessandro Scarlatti, Zipoli a vécu la deuxième moitié de sa vie en Argentine. Aujourd’hui encore, ses œuvres sont chantées par les Chiquitos à l’occasion de la fête de Saint Ignace. Et chez nous, l’infatigable animatrice des Idées Heureuses Geneviève Soly a programmé pour notre plus grand bonheur nombre de ces œuvres. Comme nous le relate Sollers, un voyageur du XVIIIe siècle José de Escandon note ceci chez les Guaranis hélas aujourd’hui acculturés : « Il y a des chants tous les jours de fête, ainsi que le samedi. La musique est de grande qualité, à tel point que même ici en Espagne, elle serait considérée d’un niveau supérieur. Chaque village possède sa chapelle de musique, qui compte tant d’instruments et de voix qu’il n’en est pas une, petite ou grande, qui ait moins de vingt à vingt-quatre musiciens. (…) De même qu’ils connaissent bien la musique et peuvent la déchiffrer sur les partitions, afin de la chanter et de la jouer, ils savent fabriquer, et construisent tous types d’instruments, même des orgues… »
L’Art est facteur de pacification
Émouvant de constater la résurgence de ce métissage triomphant en Amérique Latine au XXe siècle (je le soulignais dans mon cours Musique, idées et société 2 à l’UQAM) avec entre autres les musiques de feu le classique Heitor Villa-Lobos (1887-1959) et du populaire Caetano Veloso (qui vient d’atteindre ses 70 ans). Selon l’heureuse expression de l’artiste pour la paix, sculpteur et restaurateur patrimonial, Daniel-Jean Primeau, l’art est facteur de pacification… Chez nous, les artistes pour la paix Richard Séguin, Florent Vollant, Samian et Chloé Sainte-Marie explorent avec d’autres ce riche terrain de métissage à la fois artistique et porteur de paix. Et on ne peut oublier la fondation du département de musique à l’UQAM par le jésuite Louis Cyr, qui démissionnera pour devenir le curé des Mohawks à Kahnawakeh, ainsi que le travail incessant du Centre Justice et Foi et de la revue Relations grâce à des Jésuites inspirés et grâce à son rédacteur Jean-Claude Ravet qui fut franciscain. Et ce soir 23 mars 2013, j’interprète dans les Laurentides quatre sonates de Beethoven dans une église consacrée à saint François-Xavier, le fondateur des Jésuites!
CONCLUSION
Voici une conclusion à la mesure de ma naïveté idéaliste d’artiste pour la paix, et je pardonne à l’avance tous les confrères qui se moqueront de la résurgence de mon christianisme d’adolescent qui seul peut expliquer un acte de foi aussi insensé. Tant pis, je vous avoue mes rêves : avec la venue d’un pape du Nouveau Monde, un jésuite qui aspire à la sérénité de François d’Assise, l’Église-institution sortira-t-elle de son ethnocentrisme européen? Cessera-t-elle pour de bon sa collaboration idéologique honteuse avec les Conquérants de tout acabit? Et réussira-t-elle à unifier les catholiques dans une vision de paix entretenue par la bonté, la tendresse et les arts ? C’est la grâce que nous pouvons nous souhaiter et peut-être que d’y penser très fort collectivement provoquera son avènement ? Amen… Je remercie le professeur des sciences de la religion (UQAM) Louis Rousseau pour son généreux message du 23 mars qu’il me permet de communiquer avec vous, lecteurs, et sans lequel je n’aurais probablement pas trouvé le courage d’inclure ce texte sur notre site www.artistespourlapaix.org :
Bonjour Pierre
Je te reconnais tout entier dans ce texte que je reçois avec reconnaissance et émotion. Tu exhumes un continent de création métissée que le grand public d’ici ignore. Tu suggères que ce type de grande et populaire invention commune fait peut-être partie des possibles encore. Il y a là en effet un grand héritage dont n’est répercutée aujourd’hui que la mémoire honteuse : génocide, exploitation, domination coloniale et surtout indigène avec la complicité de la hiérarchie et de la papauté quelquefois. J’aime bien ce contrepoint d’espoir qui ose faire surgir l’autre versant de la mémoire. J’ai lu ce texte avec grande émotion. Je souhaite qu’il soit lu par d’autres. Je joins, pour ton information personnelle, un cours que j’ai eu beaucoup de plaisir à faire et qui souligne la naissance du droit international dans un grand débat du XVIe siècle qui met en scène la question autochtone et le caractère inaliénable et universel du droit des peuples à la paix. En toute amitié complice, Louis
Une des pièces jointes par L. R. était ce déchirant commentaire [circa 1550] de Bartolomé de Las Casas, après la description de la conquête de Mexico : « Que les chrétiens qui ont quelque idée de Dieu, de la raison et des lois humaines considèrent que certaines nouvelles annoncées subitement peuvent briser le cœur de n’importe quel peuple qui vit en paix sur ses terres, qui ne doit rien à personne et qui a ses seigneurs naturels; des nouvelles telles que : « Préparez-vous à obéir à un roi étranger que vous n’avez jamais vu ni entendu. Sinon, sachez que nous allons vous mettre en pièces »; particulièrement quand ce peuple voit que c’est en effet ce qui arrive. Quand il voit, ce qui est encore plus épouvantable, que ceux qui obéissent sont soumis au plus rude esclavage où, sous d’incroyables travaux et des tortures plus longues et plus durables que la mort par l’épée, ils finissent par périr avec leurs femmes, leurs enfants et toute leur descendance. Et même si ce peuple, ou n’importe lequel autre au monde, effrayé par les menaces, vient à obéir et reconnaître l’autorité du roi étranger, ne voient-ils pas, ces aveugles troublés par l’ambition et par une cupidité diabolique, que cela ne leur donne pas le moindre droit? » Très brève relation de la destruction des Indes, p.85
Aucun commentaire jusqu'à présent.