avec l’estimable collaboration de Bruce Livesey et de Dorval Brunelle

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Nexen, Kinder Morgan, le FIPA, l’Alena et les Conservateurs

Le 23 mai dernier, l’Aut’Journal, devant l’intérêt suscité dans les journaux et dans les librairies par l’ouvrage Un selfie avec Justin Trudeau de Jocelyn Coulon, publiait ma recension [1], dont un paragraphe se lisait ainsi :

« L’avant-dernier chapitre accorde avec raison d’excellentes notes au premier ministre pour son approche de la Chine (…). Notons par contre, du côté négatif, le manque gênant de résultats commerciaux, le passe-droit accordé à la compagnie Nexen déterminant davantage qu’on ne pense le combat féroce de Trudeau en faveur du projet désastreux de l’extension du pipeline Kinder Morgan, quitte à mettre en prison Elizabeth May et les protestataires des Premières Nations ».

Toujours non reprise par les médias canadiens, mon assertion fut sérieusement étayée par un article du Guardian [2] paru le 31 mai, trois jours après l’achat de Kinder Morgan par Trudeau. En voici quelques extraits traduits et édités par mes soins, dont l’introduction :

«Le Canada a-t-il acheté un oléoduc par peur d’une poursuite par la Chine ? La logique derrière l’action de Justin Trudeau proviendrait d’une entente obscure de 2014 (le FIPA) assurant à la Chine la construction du pipeline par le Canada».

Bruce Livesey du Guardian, après avoir repris l’estimation du Financial Post de coûts projetés de $6.9 milliards additionnels aux 4.5 milliards à verser à Kinder Morgan, poursuit ainsi son article: “Le désir féroce de Trudeau de construire le pipeline à n’importe quel coût” [s’oppose] bizarrement au fait que l’oléoduc acheminera du pétrole non raffiné ou bitumen [3] aux États-Unis et en Chine, ce qui coûtera à l’économie canadienne l’avantage d’emplois de raffineries (où la majorité des emplois pétroliers se trouvent) et accroîtra le phénomène des fermetures de raffineries canadiennes. Sans compter que le développement des sables bitumineux forcera le Canada à rater, par une marge catastrophique génératrice de réchauffement global, ses engagements à la COP21 de 2015 de réduire ses émissions à gaz à effet de serre de 30% pour 2030.

La logique trudeauesque procèderait du Canada-China Foreign Investment Promotion and Protection Agreement (Fipa), négocié par le gouvernement Harper sans être passé par un vote du Parlement et qui restera en vigueur jusqu’en 2045: l’entente assurait à la Chine qu’un pipeline serait construit à partir de l’Alberta jusqu’en Colombie-Britannique, en “récompense” de ses lourds investissements dans les sables bitumineux. Car la Chine a acheté en 2009 60% de 2 projets et surtout en 2013, à travers le CNOOC (contrôlé par l’état chinois), la 3e compagnie pétrolière du Canada, NEXEN, au coût de 15.1 milliards de $ !

Le Fipa est le genre de traité bilatéral qui mine la souveraineté des nations au profit d’intérêts corporatifs. Le premier Fipa signé par le Canada fait l’objet d’un chapitre entier dans l’ALENA. Depuis son inclusion, le Canada a dû verser 160 millions de $ à des corporations américaines défiant des décisions publiques, entre autres pro-environnementales – mais le Canada utilise à l’avantage de son industrie minière de tels traités bilatéraux qu’il signe avec des dirigeants véreux de pays en voie de développement, au détriment de l’environnement de leurs pays affectés par des mégaprojets canadiens -. Une clause du Fipa accorde aux compagnies pétrolières chinoises, à travers l’Investor State Arbitration, le “droit” de défier toute loi de protection d’environnement ou de respect des droits territoriaux autochtones et de se voir “compensées pour les dommages” subis; et ces dommages n’ont pas à être rendus publics avant qu’un tribunal ne les accorde, selon le professeur Gus van Harten de l’Osgoode Hall (Université York). Ce qui signifie que le gouvernement pourrait régler toute dispute hors cours avec versement d’argent public, sans même que le public en soit informé ! (…) En attendant, Trudeau procède impunément à des arrestations, comme celle de la chef du Parti Vert, Elizabeth May.

Cet article bien documenté suscite divers questionnements: pourquoi Trudeau, harcelé en chambre par Andrew Scheer et les membres du parti conservateur sur son achat de Kinder Morgan, ne réplique-t-il pas en blâmant Harper qui serait, d’après l’article, la raison de sa “haute trahison” [4] de la COP21 de 2015 ? La Chine lui fait-elle si peur ? La situation se ramènerait donc à un problème international, où les grandes puissances tiennent en otage les pays riches de ressources naturelles mais pauvres d’influences, par des ententes bilatérales iniques et destructrices d’environnement.

Une ONU plus forte et plus démocratique sera-t-elle un jour à même de les défaire ?

ÉCOSEC vs les FMN: un combat inégal

Le Monde Diplomatique de juin contient un article de Benoît Bréville & Martine Bulard: Des tribunaux pour détrousser les États (des multinationales traînent des États en justice pour imposer leur loi et faire valoir leurs «droits»). Sans répondre à la question, l’article se contente de parler de cinq cents cas d’injustice, sans trop proposer de solution. Je remercie le professeur Dorval Brunelle [5] qui, lui, a bien voulu répondre à ma question en détails:

« La réponse à la question posée concernant les Firmes Multinationales (FMN) et le pouvoir de l’Assemblée Générale de l’ONU est plus compliquée qu’il n’y paraît. D’abord, on peut répondre par « oui », en ce sens que la dénonciation des comportements et agissements des FMN sont parfois soulevés en assemblée, mais sans résultat probant. Mais ce n’est là qu’un aspect plutôt formel de la question parce que, depuis la mise en place du Pacte mondial des Nations unies (Global Compact), les firmes sont parties prenantes du système de l’ONU.

 Ensuite, les questions liées au rôle des FMN devraient plutôt relever de l’ÉCOSOC qui, historiquement, n’a pas assumé le leadership auquel on aurait pu s’attendre à cet égard. Plusieurs intellectuels défendent l’idée que cette responsabilité devrait bel et bien être assumée par l’ECOSOC et militent en ce sens (voir : J. Foster et A. Anand, dir. Un Monde pour tout le monde ?, Association canadienne pour les Nations Unies, 1999).

La CNUCED, organe subsidiaire du système de l’ONU mis sur pied en 1964 dans la foulée des revendications des pays du Tiers Monde, a produit un rapport annuel sur les FMN et le développement. Mais ce sont moins les comportements hostiles des firmes qui sont dénoncés que leurs pratiques en matière de Responsabilité sociétale des entreprises. Ce qui rejoint l’esprit du Global Compact mentionné plus tôt. Hors l’ONU, l’OCDE joue aussi dans ces eaux-là: les codes de conduite, les bonnes pratiques, la RSE, etc.

Peut-être que la meilleure explication de ce qu’il faudrait envisager pour encadrer les FMN se trouve dans un article déjà ancien disponible en ligne de Antonio Manganella et Olivier Maurel publié dans le journal Le Monde économie du 21.05.2012 : le voici !

En finir avec l’impunité des firmes multi-nationales (FMN)

En raison de deux principes « sacrés » du droit des sociétés, la responsabilité limitée et l’autonomie juridique de la personne morale, les FMNs n’ont presque jamais à faire face à la justice pour des crimes ou délits dont elles seraient responsables ou complices dans des pays tiers. En trente ans, le nombre de sociétés multinationales a été multiplié par dix. Nombre d’entre elles ont acquis un pouvoir supérieur à bien des États : à titre d’exemple, le chiffre d’affaires cumulé des dix premières sociétés transnationales dépasse les PIB de l’Inde et du Brésil [chiffres de 2012 qui ont augmenté en 2018]. (…)

Mais, contrairement aux États et aux personnes physiques, ces entreprises n’ont pas de personnalité juridique internationale. Il n’existe que des entreprises nationales ayant des participations dans des entreprises étrangères. Concrètement, cela signifie qu’une entreprise multinationale dont le siège social est au pays n’est pas juridiquement responsable si ses filiales à l’étranger polluent l’environnement, exploitent ou maltraitent ses salariés ou ses sous-traitants.

La dérégulation permet aux investissements et aux bénéfices financiers de traverser les frontières pour revenir au siège social dans les pays riches ou de s’arrêter dans des paradis fiscaux ; mais la responsabilité juridique, elle, reste dans les pays où le droit social, environnemental, fiscal est moins exigeant ou moins appliqué.

Or, quand il s’agit de droits humains et de violations perpétrées par des entreprises, les mécanismes de protection sont souvent des « chiens sans dents ». Cette différence de traitement consacre un principe d’inégalité et non un principe de justice. Bref, les droits humains ont aujourd’hui moins de poids que les droits de la finance et du commerce.

Sous pression de la société civile, des textes internationaux ont reconnu la responsabilité des entreprises en matière de droits de l’homme : c’est le cas des principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, ou bien des principes directeurs de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) à l’intention des entreprises multinationales. Cette reconnaissance est un premier pas, mais ces normes demeurent non contraignantes. C’est en tant que garant de l’intérêt général que l’État doit maintenant rendre les entreprises judiciairement comptables de leurs exactions et de celles commises par leurs filiales, quels que soient le pays, le secteur et le contexte dans lesquels elles interviennent.

Une première mesure concrète consisterait à encadrer la relation entre les maisons mères et leurs filiales en instaurant la « responsabilité délictuelle du fait d’autrui ». Cela faciliterait l’accès à la justice pour les victimes des multinationales, partout dans le monde, auprès des tribunaux des pays des maisons mères.

À moins d’être prisonniers de conflits d’intérêts, le réalisme politique et le pragmatisme ne doivent pas empêcher l’audace et la vision d’avenir, notamment pour les générations futures qui, elles aussi, ont droit à un développement que l’on veut durable. La question doit être posée : les entreprises peuvent-elles avoir plus de droits que les citoyens, au Nord comme au Sud ?

Ma conclusion (P.J.) : l’ONU, et non le G7, doit recevoir notre appui ferme et agissant pour qu’elle s’engage résolument vers la paix et la justice sociale (à suivre).


[1] http://lautjournal.info/20180523/un-selfie-avec-justin-trudeau-un-regard-critique-de-jocelyn-coulon

[2] https://www.theguardian.com/commentisfree/2018/may/31/justin-trudeau-kinder-morgan-pipeline-china-did-he-fear-being-sued

[3] Défini dans notre article du 1er juin sur Kinder Morgan : http://www.artistespourlapaix.org/?p=14921

[4] http://lautjournal.info/20180601/kinder-morgan-haute-trahison-de-trudeau (ibid note 3)

[5] Professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal depuis 1970, directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal de 2008 à 2014, co-fondateur et directeur du Groupe de recherche sur l’intégration continentale (GRIC) et, de 2004 à 2008, directeur de l’Observatoire des Amériques, tous deux rattachés au Centre d’études sur l’intégration et la mondialisation (CEIM) de l’UQAM, ses champs de spécialisation sont l’économie politique, l’intégration dans les Amériques et les mouvements sociaux. Il a publié Chronique des Amériques. Du Sommet de Québec au Forum social mondial (2010) et, en collaboration avec Jackie Smith et autres, Global Democracy and the World Social Forums aux États-Unis, (2ème édition en 2014). Il a dirigé la publication d’ouvrages collectifs, dont L’ALENA à 20 ans: un accord en sursis, un modèle en essor (2014) et La Mission sociale des universités dans les Amériques (Actes quadrilingues 2016). Il a de plus codirigé la publication d’ouvrages collectifs dont Main basse sur l’État: les partenariats public-privé au Québec et en Amérique du Nord en 2005 et Gobernabilidad y democracia en las Américas : teorías y prácticas (La Universidad Técnica Particular de Loja, Équateur en 2007).