Tel que vécu par Pierre Jasmin, selon ses souvenirs de juillet 2020. Merci à Robin Philpot pour sa contribution, avec mes excuses pour ne pas avoir retenu sa version des faits en intégralité.

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Murale Nitassinan – notre terre : érigée en août 1990, elle s’est maintenue jusqu’en 2011.

L’art adoucit les mœurs

À partir du 1er juillet 1990, les pressants projets d’écriture d’Antonine Maillet ne lui permettant pas d’attendre l’assemblée générale annuelle de septembre, terme officiel de son mandat de deux ans à la tête du conseil d’administration des Artistes pour la Paix (APLP), ce dernier me désigne comme son successeur à la présidence: trois semaines de concerts et d’enseignement au Camp Musical de Métabetchouan ne sont pas une raison suffisante pour refuser cet honneur, d’autant plus que l’été, hormis nos commémorations annuelles d’Hiroshima, est en général une période tranquille (!) aux APLP.

Nitassinan-2Parlons d’abord de la murale ci-haut, peinte par l’artiste amérindienne Sabrina Mathews assistée de trois peintres innus, sur un chantier supervisé par Clément Schreiber en août 1990; sise en plein centre de Montréal, à un coin de rue de la future grande Bibliothèque Archives nationales du Québec, sur trois étages d’un bureau d’avocats très en vue coin Cherrier et Berri, notre murale offre un superbe exemple d’art engagé en protestation contre les vols à basse altitude supersoniques d’avions de l’OTAN décollant de Goose Bay, perturbant caribous… et faune humaine du Nitassinan : réalisée en pleine crise d’Oka, elle intrigue les Montréalais dont certains, excités par les animateurs nationalistes Gilles et Jacques Proulx des radios CJMS et CKAC, se déchaînent contre les « maudits Indiens ». Or, une fois mieux informés par les peintres innus ou par le poète François Charron mandaté pour y inscrire son poème, ils repartent paisiblement vaquer à leurs occupations, impressionnés par ce travail bénévole créateur de beauté non-subventionnée, car la location de l’échafaudage est payée par une artiste de Montréal et la peinture donnée en charité.

Passivité relative du gouvernement fédéral

Le Premier ministre Jean Chrétien se dira vivement impressionné trois ans plus tard en prenant connaissance de cette œuvre d’art reproduite dans l’Enquête populaire sur la paix et la sécurité du Canada. Traduit en français par les APLP, le mémoire de cette consultation rend compte de sa partie québécoise, organisée dans nos locaux, avec comme un des cinq commissaires, le chef huron-wendat Konrad Sioui. Des recommandations pacifistes des six cents groupes pancanadiens consultés, aucune ne sera appliquée par quelque gouvernement que ce soit; bref, l’Enquête sera aussi tablettée que la très complète Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones de René Dussault et Georges Erasmus (1996) et que l’Accord de Kelowna (2005) prévoyant cinq milliards de $ en santé et en logements, plus un solliciteur général autochtone nommé pour assurer l’imputabilité des dépenses. Ce dernier projet libéral sera annulé par l’arrivée au pouvoir de Stephen Harper qui affectera ces milliards à l’armée et ignorera pendant des années la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones ratifiée par 143 pays en 2007 mais à laquelle s’opposent alors le Canada, les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Incidemment, en acceptant la présidence d’honneur d’un concert-bénéfice pour le Centre Pierre-Péladeau en 2000 donné par la soprano néozélandaise Kiri Te Kanawa d’origine Maori, M. Chrétien, qui avait adopté un fils amérindien me confia être en faveur de la Déclaration. Pourtant c’est du côté fédéral, et non provincial, que des négociations préalables auraient pu et dû empêcher la Crise d’Oka de survenir. Malgré l’ouverture antiraciste, démontrée en Afrique du Sud par le Premier ministre Brian Mulroney, son ministre Tom Siddon, nouvellement en place aux Affaires indiennes, n’a pas saisi assez vite l’importance d’accepter certaines des modestes et minimes concessions territoriales mohawks, comme il acceptera plus tard de créer le Nunavut.

Premier mois de la crise d’Oka

C’est le 11 juillet que la quiétude de l’été 90 explose avec l’irruption d’une expédition armée de la Sûreté du Québec, déclenchée par l’irresponsable ministre Sam Elkas contre les Mohawks. Aux APLP, nous réagissons d’abord en payant une publicité d’un tiers de page dans Le Devoir pour rectifier la désinformation médiatique générale qui a transformé les agressés en agresseurs. L’Association Policière Syndicale publie aussitôt après une pleine page dans tous les journaux affirmant que la SQ n’a tiré aucun coup de feu, ce qui sera démenti plus tard quand une enquête découvrira une centaine de leurs douilles dans la pinède. Aucun éditorial ne reprochera aux policiers ce mensonge : était-il destiné à éviter toute enquête sur l’origine de la balle qui a atteint le caporal Marcel Lemay à l’aisselle ? Sa mort lors de l’échange de tirs avec les Warriors est l’élément clé qui déchaîne la hargne raciste répandue dans les médias, alors que sa sœur Francine se liera plus tard avec les femmes Mohawks dans un partage chrétien de leurs douleurs respectives et en diverses publications éclairantes restées hélas dans l’ombre [1].

Car en fait, les Mohawks traditionnalistes de la Maison Longue protègent une pinède écologique, plantée à partir de 1886 par toute la communauté, amérindienne, protestante, et catholique en collaboration avec les Sulpiciens, pour préserver les habitations d’Oka d’ensablements et d’éboulis; la pinède, qui plus est, abrite des tombes où reposent certains ancêtres. L’agression de la SQ n’est motivée que par l’appât du gain de projets de golf et domiciliaires par le maire Jean Ouellette, en dépit d’une pétition lancée avant la crise par Helga Maeder, qui avec 900 citoyens (sur les 1500 que compte la municipalité!) dénonce le projet unilatéral commercial, sans étude environnementale et sans consultation ni des citoyens, ni de la communauté Mohawk de Kanehsatà:ke !

Mais les éditoriaux préfèreront s’indigner de la signature d’ententes offertes par le probe ministre John Ciaccia à la porte-parole principale Mohawk, Ellen Gabriel, sous prétexte qu’elle s’est fait accompagner de Warriors masqués : par manque de confiance en les Blancs ? Non, leur otage, disent certains Blancs. Car comme l’analyse Robin Philpot [2], le lourd contexte historique aggrave les déjà vives tensions. Des femmes mohawks pacifistes giflent à tour de rôle les policiers de la SQ encerclant Kanehsatà:ke et même certains nouveaux arrivants armés d’AK-47 en provenance d’Akwesasne. Selon Jean-François Beaudet du Centre de Ressources sur la Non-Violence, peu de temps avant la « crise d’Oka », le conseil traditionnel Mohawk de la Confédération iroquoise, en collaboration avec les Conseils de bande d’Akwesasne (un au Canada, l’autre aux États-Unis), cherche à mettre fin aux activités des casinos et aux divers trafics illégaux sur la réserve. Il se heurte à la Warriors Society, groupe armé à la solde des propriétaires mafieux de casinos. Dans son livre Iroquois on Fire, Doug George-Kanentiio raconte ces dramatiques déchirements entre Mohawks qui ont causé deux morts, nécessitant l’intervention des forces policières de l’État de New-York, du Québec et de l’Ontario, ainsi que l’évacuation de la réserve. J’écrirai par ailleurs en 2004 une lettre de solidarité au chef James Gabriel, lorsque sa maison sera incendiée, probablement par le clan des mafieux.

En 1990 – insérez ici l’écoute de la chanson de Jean Leloup -, une délégation d’Artistes pour la Paix idéalistes formée de notre vice-président Dimitri Roussopoulos, notre Secrétaire Gilles Marsolais et Armand Vaillancourt traverse les lignes policières avec Arthur Lamothe, connu pour ses films sur les Innus (viendra plus tard le Son des songes, avec Florent Vollant nommé APLP 1994), afin de porter symboliquement fèves, courges et maïs aux femmes Mohawks pacifistes, ainsi qu’à Monique Giroux et Myra Cree (la seule des APLP de l’année choisie de façon posthume, en 2006). D’autre part, la Commission des droits de la personne du Québec avec Martine Éloy invite des observateurs internationaux qui confirmeront les abus policiers et dénonceront les graves manquements à la Charte québécoise des droits et libertés.

Août et septembre 1990

En août, l’occupation du pont Mercier est de moins en moins tolérée par des citoyens de Châteauguay qui veulent attaquer la réserve de Kahnawà:ke en clamant que des « terroristes armés et fanatiques » ont pris la population de la rive-sud de Montréal en otage et que les coûts de leurs propriétés baissent. Ils sont réprimés par la police, cette fois garante de l’ordre. Même un homme droit, comme le chef de l’opposition Jacques Parizeau, est forcé sous la pression populaire de blâmer « la mollesse de Bourassa » pour sa gestion de la crise. Il rompt de la sorte sa sympathie manifestée après le discours patriotique de juin par le Premier ministre déplorant l’effondrement de l’entente du Lac Meech, provoqué par Trudeau et Chrétien (détournant hypocritement le blâme sur un… Indien, le député provincial manitobain Elijah Harper). Un animateur de radio populiste implore Bourassa d’intervenir avec l’armée contre les Mohawks : « il y aura une douzaine de morts, c’est pas grave, chaque fin de semaine il y en a autant dans des accidents de la route ». J’interviens alors pour calmer le jeu, suivi à ma grande surprise sur les ondes par Bourassa qui affirme fermement, malgré le cancer qui le ronge : « Monsieur l’animateur, vos propos sont irresponsables! Tant que je serai premier ministre, mon devoir est d’empêcher qu’une seule goutte de sang de plus soit versée dans ce conflit ! »

La courageuse cinéaste Alanis Obomsawin, qui siège alors à notre conseil d’administration, obtient de l’Office National du Film pour qui elle avait tourné en 1984 les événements de Restigouche (autre infâme attaque de la SQ), la permission de se rendre avec sa coûteuse caméra dans le camp retranché pour tourner des images saisissantes de son film Kanehsatake : 270 ans de résistance.

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Une courte pause pour Alanis Obomsawin sur le terrain pendant le tournage de Kanehsatake : 270 ans de résistance. Photo ONF

Les APLP lui rendront en 2014 un vibrant hommage, sous la présidence de la cinéaste Guylaine Maroist. Récompensée pour l’ensemble de son œuvre lors du Gala des Iris en juin 2020 (à 87 ans, plus de cinquante films, mais aussi des chansons et une œuvre picturale exposée en musées …), elle y a déclaré avec optimisme : « Je suis très honorée et touchée par ce prix, parce qu’il vient du Québec. Au cours des années passées, je n’aurais pas pensé que nous pourrions en venir à ce point de certain respect, qui n’existait pas avant envers nos nations. C’est encourageant car nous nous dirigeons vers une autre ère, où tout sera possible, alors que pendant si longtemps, tout était impossible. »

Alanis Obomsawim (photo JF Leblanc, tirée de l’hommage qui lui fut rendu par les APLP en 2014).

En annonçant l’imminence d’une intervention armée fédérale, le Premier ministre Brian Mulroney provoque le 28 août l’exil paniqué d’un convoi mohawk de véhicules transportant femmes, enfants et vieillards : l’un d’entre eux succombera à une crise cardiaque sous la pluie de roches lancées par une centaine de racistes ameutés par les radios populistes qui ont annoncé leur sortie de Kahnawà:ke par le pont Mercier.

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Gilles Tremblay

Gilles Tremblay qui composera plus tard son Wampum symphonique – Avec, interprété par l’Orchestre Symphonique de Montréal sous la direction de Charles Dutoit et diffusé sur toutes les radios de la francophonie, nous soumet alors une lettre indignée destinée au Premier ministre Robert Bourassa, pour qu’il dénonce ce geste raciste de lapidation. Abruptement refusée au Devoir par la rédactrice-en-chef abitibienne Lise Bissonnette, j’avais pourtant pris soin de faire contresigner la lettre par cinquante collègues rejoints par un blitz téléphonique de deux jours (plus facile à faire dans ce temps-là, sans agents ou téléphones secrets), dont les regrettés Gilles Carle, Simonne Monet-Chartrand, Gilles Pelletier, Renée Claude, Jean-Louis Roux, Michel Brault, Janine Sutto et Joseph Rouleau, et les encore très actifs Janette Bertrand, Paule Baillargeon, Mario Bruneau, Édith Butler, Hélène Cardinal, Raymond Cloutier, Pierre Curzi, Anne Létourneau, Ginette Laurin, Monique Miller, Louise Portal, Michel Rivard, Marie Tifo, Kim Yaroshevskaya, et à la fin septembre, par les métis Marie-Claire et Richard Séguin : ce dernier sera d’ailleurs nommé en février APLP de l’année 1990, puis co-président d’honneur avec Antonine Maillet. La presse se déchaîne à l’unanimité contre cette lettre jugée antiquébécoise, pour se convertir à notre point de vue plus tard, mais sans rétracter le moins du monde ses attaques fielleuses qui ont fait chuter le membership de l’association, d’autre part boudée à cause de son embourgeoisement (!) par le défunt poète anarchiste Yves Boisvert (voyez quand même le beau film qui lui est consacré : Pour tous ceux qui ne me lisent pas !).

23 août 1990 : un Métis insère une plume dans le canon d’un tank de l’armée. Environ trois milliers de militaires ont été déployés en août-septembre 1990 à Kahnawake et à Kanesatakeh. Photo PC/Bill Grimshaw

L’arrivée de l’armée calme paradoxalement la situation, puisque remplaçant la SQ haïe, elle est commandée par le général de Chastelain dont la philosophie sans effusion de sang désarmera plus tard les milices protestantes d’Ian Paisley et la branche Sinn Féin commandée par Gerry Adams de l’Armée républicaine irlandaise (IRA); voilà qui aidera grandement à l’établissement de la paix en Irlande du Nord. Rappelons que Harper l’avait remplacé à la tête de l’armée canadienne par le général Hillier, qui s’exclame à sa nomination en 2003 : « enfin, l’armée retrouve sa vraie fonction qui est de tuer ». Nous exigeons aussitôt sa démission, dans l’indifférence médiatique qui s’en repentira lors des morts canadiennes qui s’accumuleront à Kandahar en « Agonisthan », néologisme qu’on doit à Richard Desjardins, autre artiste immense défenseur de la cause amérindienne.

En septembre 90, de retour à ma tâche régulière de professeur à l’UQAM, je fais face au recteur Corbo proche irréductible de la religieuse Corneille (sic), co-fondatrice du département de musique, qui m’en veut d’avoir pactisé avec les descendants des cruels bourreaux des saints martyres canadiens Brébeuf et Lalemant : allô l’ambiance de paix !

En conclusion

Avec le musicien montréalais Patrick Watson, choqué à juste titre par le retrait des paroles pro-autochtones de son laïus de la fête du Canada sans avoir été ni consulté ni avisé, où en est-on, trente ans plus tard ? La solidarité des APLP, acquise aux autochtones, s’est exercée à travers les années

  • grâce au métis Bruno Roy qui, en plus de son leadership des Orphelins de Duplessis, assuma brièvement le poste de secrétaire des APLP jusqu’à sa mort prématurée;
  • et aussi grâce à André Jacob, ex-coordonnateur de l’Observatoire international sur le racisme et les discriminations, qui à titre de vice-président appuyé par notre conseil d’administration présidé l’an dernier par le sculpteur André Michel (qui dirige à Saint-Hilaire le seul musée amérindien non enclavé dans une réserve), rappela que la commission de vérité et de réconciliation qualifie les conséquences du racisme systémique (encore nié par le Premier ministre Legault) de génocide culturel.

 

Nos nombreuses lettres en appui aux initiatives de Theresa Spence et de Melissa Mollen Dupuis du mouvement Idle no more ou Finie l’inertie, et depuis février, en dénonciations quasi-hebdomadaires des actes racistes de la Gendarmerie Royale du Canada à l’égard des chefs héréditaires Wet’suwet’en, au Nouveau-Brunswick, au Nunavik, en Colombie-Britannique encore et en Alberta [3], ne trouvent aucune place dans les médias officiels; en consolation, elles ont suscité la réaction solidaire suivante d’André Dudemaine de Terres en vue (Présence autochtone) : « Merci pour votre franche et lucide prise de position; merci de toujours rappeler, avec une courageuse constance qui force l’admiration, que Paix est sœur de Justice ».

Chers amis autochtones, c’est plutôt à nous de vous remercier chaque jour, humblement, pour vos messages et actions de protestations urgentes, constantes et essentielles à travers l’Amérique du Nord; merci à l’artiste multidisciplinaire Samian et à Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, dont la sagesse a évité bien des conflits depuis 1992. Merci aux « activistes », tel Normand Raymond, membre du c.a. des APLP, pour son poème sur les Sioux du Dakota du Nord qui ont fait reculer l’armée américaine à Standing Rock, en luttant avec la population contre les exploitations pétrolières américaines par fracturation et le pipeline canadien Keystone XL qui vient de subir un échec en Cour Suprême des États-Unis.

Nous avons tous intérêt à vous écouter, si nous voulons sauver la paix,… la planète.

explique


[1] Merci à la patience de notre amie écologiste Lucie Massé qui nous a fait connaître la traduction en français par Francine Lemay de À L’orée des bois: Une anthologie de l’histoire du peuple de Kanehsatà:ke. Ses autrices sont Brenda Katlatont Gabriel-Doxtater et Arlette Kawanatatie Van den Hende, ses illustrations sont d’Ellen Gabriel (la version anglaise date de 2010).

[2] Oka : dernier alibi du Canada anglais (1991) illustre à quel point la crise a exacerbé l’hostilité du Canada anglais envers les Québécois, accusés en bloc de racisme : la Paix des Braves signée entre le Cri Ted Moses et le PM Bernard Landry en 2002 a peut-être mis fin à ce mensonge abondamment colporté à des fins politiques pour faire oublier la pendaison de Riel et autres méfaits.

[3] Merci à l’Aut’Journal pour ses parutions écrites et électroniques engagées à nos côtés : http://lautjournal.info/20200608/racismes-royaux-et-autres