Texte de la conférence du 11 février 2020 au GÉSU, salle d’Auteuil, par Pierre Jasmin pour le Centre Teilhard de Chardin. Merci à M. André Bélisle.

Introduction

Me voici très ému de me retrouver parmi vous tous intéressés par la vie et l’œuvre de Teilhard de Chardin, car nous sommes imprégnés de sa sagesse et de son optimisme. Je vous avoue que me replonger dans son œuvre me fait un bien fou, alors que comme Artiste pour la Paix, je surveille l’actualité très inquiétante. Un seul exemple : avant-hier soir, l’académie des Oscars qui a 9000 membres, choisissait deux films aux fins très violentes et profondément pessimistes sur la nature humaine, Parasite et Joker, heureusement rachetés par les discours humanistes des lauréats (et lauréate, vu la compositrice islandaise du film Joker Hildur Guðnadóttir qui avait aussi créé la bande-son de la série Tchernobyl). Un bug électronique m’a privé de récentes réflexions et me force à recourir plus que je ne voudrais aux notes de ma présentation d’il y a quatre ans et demi.

Grâce à la bienveillante invitation de Claire Silvera Rochon, ma présence ici cet après-midi est motivée par le désir de comprendre davantage par vos questions votre attachement sincère à une figure du passé que vous connaissez tous mieux que moi et ce n’est pas tant à une conférence que vous assisterez, mais à un dialogue où ce que vous apporterez sera plus important que mes propres réponses et surtout, interrogations.

Joie de créer

bergson

Bergson

Car j’ai longtemps confondu Teilhard de Chardin avec son aîné, le philosophe Henri Bergson dont l’ouvrage l’Énergie créatrice pourrait excuser ma confusion impardonnable. Je vous ai déjà lu l’extrait suivant de Bergson, qui aurait bien pu faire partie de l’Encyclique Laudate Si qui comme vous savez, réhabilite le père jésuite Teilhard. Jorge Mario Bergoglio, premier pape issu des rangs de la Compagnie de Jésus, premier pape non européen depuis le pape syrien Grégoire III au VIIIe siècle, ainsi que le premier issu du continent américain a émis cette encyclique lumineuse que Raul Castro salue en déclarant qu’il est désormais prêt à aller à l’Église communier. Il est également le premier pape à prendre le nom de François, nom choisi en souvenir de l’engagement de saint François d’Assise dans le choix d’une vie simple, au service de la paix, et pour le «respect profond de toute la Création ». Voici la citation de Bergson :

« La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout où il y a joie, il y a création : plus riche est la création, plus profonde est la joie. »

Pour un Beethovénien comme moi, cette phrase contient une vérité incontestable apparentée à l’Hymne à la joie de Friedrich von Schiller de sa 9e symphonie que je vous avais lu la dernière fois, mais aujourd’hui c’est un autre texte, celui que Beethoven a utilisé pour sa Fantaisie chorale opus 80 que j’ai interprétée plusieurs fois dans la dernière année, entre autres pour le premier grand événement saluant les 50 ans de l’Université du Québec à Montréal, en l’Église Saint-Jean-Baptiste, avec le chœur UQAM, le chœur des enfants de l’école Joseph-François Perreault et l’Orchestre de la Société philharmonique de Montréal sous la direction du chef innu Pascal Côté. Les paroles de cette œuvre, qui s’ouvre sur un splendide solo de piano et finit sur une partie chorale, sont du poète Christoph Kuffner dont voici sept vers :

Paix et joie (Fried und Freude !) s’accordent.
La nuit et la tempête deviennent lumière
et tout un chœur d’esprits retentit.
Ô vous belles âmes, acceptez de l’art
les dons remplis de joie.
Lorsque s’unissent l’amour et la force,
l’humanité se voit récompensée par la faveur des dieux.

Selon Alexander Wheelock Thayer, son grand biographe du XIXe siècle, Beethoven aurait remplacé l’introduction d’autres vers que je ne vous ai pas cités par l’interrogation : Hört Ihr wohl ? / Entendez-vous bien ? Je salue l’ouverture du chef Côté et de ses solistes qui ont effectué le 19 avril dernier cette substitution en première mondiale. Pourquoi, en effet, ne pas mettre en relief cette savoureuse ironie de Beethoven, tant en autodérision envers sa propre infirmité, qu’envers généraux aristocrates et auditeurs béotiens, sourds à son message héroïque de paix et de solidarité… ?

Toute œuvre signifiante revient à véhiculer un message de paix, un message progressiste opposé aux intégristes liés à un fondamentalisme sclérosé et pointilleux. François Leclair, membre du Centre Teilhard de Chardin, prononçait dans une conférence il y a très exactement deux ans ici-même, les mots suivants :

« Nous pouvons comprendre que la pensée spirituelle en Occident n’est pas unique, ni homogène: elle dérive de deux sources bien distinctes. L’une est d’origine philosophique grecque: elle propose l’Esprit-Pensant, le NOOS, celui que l’on retrouve justement dans la NOOSPHÈRE de Teilhard: c’est la couche spirituelle de l’Être cosmique, qui s’accroît dans L’ÉVOLUTION de l’Univers vers un PLUS-ÊTRE, vers sa perfection en Ôméga. Teilhard a retenu de la métaphysique des Grecs la supériorité ontologique de l’Être immatériel, ainsi que le désir de la perfection chez les êtres naturels. Il interprète le progrès dans l’Univers comme une croissance spirituelle, comme l’émergence de l’Esprit hors de la Matière, selon un processus de purification du moins-être matériel. »

Manifeste Einstein-Russell 1955

La date de la mort de Teilhard de Chardin survient moins de trois mois avant celle d’Albert Einstein qui elle-même survient deux jours après qu’il eût signé, avec Bertrand Russell, le manifeste suivant que je cite en entier, tel que je l’ai inscrit dans sa version française sur le site PugwashGroup.ca. Rappelons que les Conférences internationales Pugwash sur la Science et les Affaires mondiales sont nées de ce manifeste daté du 9 juillet 1955 dont la partie expliquant la division du monde entre capitalistes et communistes est datée, mais le reste vaut la peine.

einstein-russel

Albert Einstein et Bertrand Russel

«Devant la situation tragique qui confronte l’humanité, nous pensons que les scientifiques devraient se réunir en conférence, afin d’évaluer les périls résultant du développement d’armes de destruction massive, et de discuter d’une résolution dans l’esprit du projet ci-joint.

En cette occasion, nous nous exprimons, non pas en qualité de membres de tel continent, nation ou croyance, mais en tant qu’êtres humains, membres de l’espèce Homo, dont la survie peut être mise en doute. Le monde est riche en conflits et la lutte titanesque entre le communisme et l’anticommunisme domine tous les conflits mineurs.

Presque tous ceux qui sont dotés d’une conscience politique, réagissent fortement à l’un ou l’autre de ces problèmes ; mais nous vous demandons, si cela vous est possible, de mettre de côté vos sentiments et de ne vous considérer dorénavant que comme membres d’une espèce biologique qui a vécu une histoire remarquable et dont la disparition ne peut être désirée par aucun de nous.

Nous tenterons d’éviter toute expression qui plairait davantage à un groupe qu’à un autre. Tous sont également en danger, et si ce danger est compris, un espoir subsiste qu’une action collective permettra de l’éviter.

Nous devons apprendre à penser d’une autre manière. Nous devons apprendre à nous demander, non plus quels moyens doivent être employés pour assurer la victoire du groupe que nous préférons, quel qu’il soit, car ces moyens n’existent plus ; la question que nous devons nous poser est : quels moyens doivent être employés pour éviter une confrontation armée, dont l’issue ne peut être que désastreuse pour tous.

Le public et même de nombreux détenteurs d’autorité, n’ont pas réalisé ce qu’impliquerait une guerre utilisant des bombes nucléaires. Le public pense encore en termes de destruction de villes. Il comprend que les nouvelles bombes sont plus puissantes que les anciennes, et que, si une bombe atomique a pu détruire Hiroshima, une bombe H pourrait détruire de plus grandes agglomérations, telles que Londres, New York et Moscou.

Il est entendu qu’au cours d’une guerre avec des bombes H, de grandes villes seraient anéanties. Mais ceci ne serait qu’un désastre mineur auquel il faudrait faire face. Si toute la population de Londres, New York et Moscou était exterminée, le monde pourrait, après quelques siècles, retrouver son équilibre. Mais nous savons maintenant, particulièrement depuis les essais de Bikini, que les bombes nucléaires peuvent provoquer graduellement la destruction d’une zone beaucoup plus étendue que ce qui avait été estimé.

Il a été déclaré, sur des bases indiscutables, qu’une bombe 2.500 fois plus puissante que celle qui a détruit Hiroshima peut maintenant être produite. Une telle bombe, en explosant près du sol ou sous la mer, enverrait des particules radioactives dans la haute atmosphère. Ces particules, en retombant graduellement, rejoindraient la surface du sol sous la forme de poussières ou de pluies mortelles. C’est une telle pluie qui a infecté les pêcheurs japonais et leur prise de poisson.

Nul ne connaît la distance que de telles particules radioactives mortelles pourraient parcourir, mais les meilleures autorités sont unanimes à déclarer qu’une guerre menée à la bombe H pourrait mettre fin à la race humaine. On craint que, si beaucoup de bombes H sont utilisées, la mort sera universelle – rapide pour une minorité, mais pour la majorité sous forme d’une lente torture de souffrance et de désintégration.

De nombreux avertissements ont été lancés par d’éminents hommes de science et par des autorités en stratégie militaire. Aucun d’eux ne dira que les pires résultats sont certains. Ce qu’ils affirment, c’est que ces résultats sont possibles, et que personne ne peut garantir qu’ils ne se produiront pas. Nous n’avons pas constaté que les points de vue des experts sur cette question dépendent, en quoi que ce soit, de leurs préjugés ou de leurs opinions politiques. Ils sont basés uniquement, selon ce que nos recherches nous ont révélé, sur l’étendue des connaissances de chacun de ces experts. Nous avons trouvé que ceux qui en savent le plus sont aussi les plus sombres.

Voici donc le problème que nous vous présentons, âpre, terrible et inévitable: allons-nous mettre un terme à l’existence de la race humaine, ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre ? Les gens ne veulent pas faire face à cette alternative, car il est très difficile d’abolir la guerre.

L’abolition de la guerre imposera des limites déplaisantes aux souverainetés nationales.  Mais ce qui empêche peut-être plus que tout la compréhension de la situation, c’est que le mot « humanité » est perçu comme vague et abstrait. Les gens ont du mal à réaliser que le danger ne concerne pas une vague humanité, mais eux-mêmes, leurs enfants et leurs petits-enfants. Ils ont de la difficulté à comprendre qu’eux-mêmes, individuellement, et ceux qu’ils aiment, sont exposés au danger imminent d’une mort épouvantable. Et ils espèrent que, peut-être, la guerre pourrait continuer d’exister, pour autant que les armes modernes soient interdites.

Cet espoir est illusoire. Quelles que soient les conventions conclues en temps de paix interdisant l’usage des bombes H, elles ne seraient plus considérées comme valides en temps de guerre, et les deux parties en entameraient la production dès le début de la guerre, car si l’un des belligérants produisait les bombes et l’autre ne le faisait pas, celui qui les possèderait serait inévitablement le vainqueur.

Bien qu’un accord pour renoncer aux armes nucléaires, dans le cadre d’une réduction générale des armements, ne fournirait pas une solution définitive, il servirait plusieurs objectifs importants. D’abord, tout accord entre l’Est et l’Ouest est le bienvenu, en tant qu’il diminue la tension. En second lieu, l’abolition des armes thermonucléaires, pour autant que chaque partie soit persuadée de la sincère exécution de l’accord par l’autre partie, réduirait le risque d’une attaque surprise du style de Pearl Harbour, risque qui entretient actuellement au sein des deux parties un état de crainte nerveuse. Nous accueillerions donc avec satisfaction un tel accord, quoique uniquement comme une première étape.

La plupart d’entre nous ne se sentent pas neutres, mais, en tant qu’êtres humains, nous devons nous rappeler que, si les différents entre l’Est et l’Ouest doivent être résolus d’une manière qui puisse satisfaire tous, qu’ils soient communistes ou anticommunistes, qu’ils soient asiatiques ou européens ou américains, qu’ils soient blancs ou noirs, alors ces différents ne peuvent pas être réglés par la guerre. Nous voulons que ceci soit compris, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest.

Nous avons devant nous, si nous en faisons le choix, une progression continue vers le bonheur, le savoir et la sagesse. Allons-nous, au contraire, choisir la mort parce que nous ne voulons pas oublier nos querelles ? Nous en appelons, en tant qu’êtres humains, aux êtres humains : souvenez-vous de votre humanité, et oubliez le reste. Si vous le pouvez, la voie est ouverte vers un nouveau Paradis ; sinon, vous faites face au risque d’une mort universelle.

Résolution :

Nous invitons cette assemblée, et à travers elle tous les scientifiques du monde et le grand public, à souscrire à la résolution suivante :

« Vu que lors d’une future guerre mondiale les armes nucléaires seront certainement utilisées, et que ces armes mettent en danger la poursuite de l’existence de l’humanité, nous demandons aux gouvernements du monde de comprendre et d’annoncer publiquement, que leurs objectifs ne peuvent pas être atteints par le moyen d’une guerre mondiale, et nous leur demandons, en conséquence, de trouver des moyens pacifiques pour régler tous les sujets sur lesquels ils sont en désaccord.»

Problème actualisé et apologie du bonheur

C’était long mais voici que 65 ans plus tard, le Bulletin des Savants Atomistes vient de décréter que nous sommes à minuit moins cent secondes de l’Apocalypse, leur jugement, le plus inquiétant à ce jour, s’appuyant sur l’actualité malmenée par Donald Trump qui est en train de rompre tous les traités signés à l’ONU pour une entente vers moins d’armes nucléaires et plus de paix.

Je vous avais cité il y a quatre ans Pierre Dansereau, l’écologiste aux pieds nus, excellent livre vulgarisateur de Thérèse Dumesnil : « partage, participation, diversité sont des mots clefs dont le sens va plus loin que le traditionnel liberté, égalité, fraternité ». Pierre Dansereau s’y décrit comme « un homme de science qui essaie de ne pas se tenir trop loin de la frontière, dans les domaines qu’il connaît un peu. J’essaie de faire des synthèses, j’essaie de penser plus globalement que d’autres ne peuvent le faire.» Il déplore la désincarnation de la communication scientifique qui frise le fanatisme et aggrave le cloisonnement entre l’homme de science et le public. À Thérèse Dumesnil qui lui demandait si cette désincarnation n’aboutit pas à cette attitude hautaine de certains scientifiques (ou philosophes) qui affichent un grand mépris envers le public et prétendent qu’ : « Ils ne pourront jamais comprendre; ça ne les regarde pas… », Pierre répond d’abord en évoquant le célèbre généticien ukrainien émigré aux États-Unis, Theodosius Dobzhansky, avec qui il était en correspondance jusqu’à la fin de sa vie. Deux ans avant de mourir, Dobzhansky avait déclaré en 1973 en hommage ultime à Teilhard de Chardin : « rien en biologie n’a de sens, si ce n’est à la lumière de l’évolution ».

dansereau

Pierre Dansereau

Pierre poursuivait : « Un très grand homme de science me rapportait les paroles d’un collègue affirmant avec véhémence Si un homme de science, un professeur ou un étudiant affichent un intérêt pour Teilhard de Chardin, on devrait leur défendre l’accès à l’université. » Ce fanatisme-là, j’espère qu’il est rare, commente Pierre avec humour dans ce livre de 1981, avant de poursuivre : Beaucoup d’hommes de science fanatiques n’ont pas la patience d’expliquer. Ce sont ceux-là qui nous disent : « L’énergie atomique, laissez-nous ça, on va s’en occuper; vous n’y comprendrez jamais rien.» Or, les recherches ont tendu exclusivement vers le développement du pouvoir nucléaire. Et ce pouvoir, on s’en est servi pour assassiner des centaines de milliers de personnes. (…) Il y a un péril tellement grave que, pour ma part, je me prononce en faveur d’un moratoire; qu’on ne se serve pas de l’énergie nucléaire avant que de l’avoir désamorcée du côté de la sécurité et d’avoir trouvé des techniques meilleures que celles que nous avons pour disposer des déchets ou pour les recycler. »

Vous pourrez lire sur le site des Artistes pour la paix nos nombreux articles sur les déchets nucléaires dont le grand danger est banalisé par le gouvernement Trudeau qui a même renvoyé sa ministre de la Justice Jody Raybould-Wilson à cause de sa réticence à endosser les manœuvres illégales de SNC-Lavalin dans ce dossier. Elle a néanmoins été réélue en Colombie-Britannique.

Vous pouvez aussi maintenant vous procurer le livre intitulé « L’espoir malgré tout » paru en 2017 aux Presses de l’Université du Québec qui porte sur l’œuvre de Pierre Dansereau et l’avenir des sciences de l’environnement, auquel j’ai apporté ma très modeste contribution. Premier chercheur à inclure l’humain dans l’équation de l’écologie, Pierre Dansereau qui a reçu des doctorats honorifiques d’une quinzaine d’universités à travers le monde, favorisait un renversement radical de notre conscience rigide dualiste du monde, de nos mentalités de possédants, pour accueillir une mutation vers une nouvelle culture de compassion et de quête spirituelle, alliant les sciences et les arts. Ainsi, Dansereau nous invitait à abandonner notre égoïsme pour un écocentrisme.

Si j’insiste lourdement sur la paix à rechercher, c’est que Teilhard de Chardin s’est porté volontaire lors de la Première guerre mondiale, comme brancardier. Je vous invite à lire Pierre Lemaître inépuisable sur ce sujet, avec deux ouvrages portés au cinéma, en particulier Au revoir là-haut, dont le réalisme vous aidera à imaginer cet apostolat de brancardier dans une guerre épouvantable.

Pierre-Teilhard-de-Chardin

Pierre Teilhard de Chardin

Laissons-nous guider par la conférence prononcée par Teilhard à Pékin le 28 décembre 1943 car il venait d’y créer l’Institut de géobiologie de Pékin; ayant été en couple avec une pianiste chinoise pendant neuf années de ma vie, je suis impressionné par son ouverture à la Chine et par le fait qu’il a été immobilisé à Pékin de 1939 à 1946 par la Seconde guerre mondiale, ce qui n’a altéré ni sa volonté de fer ni son optimisme, malgré les atrocités japonaises. Cette conférence qu’on trouve aux Éditions du Seuil sous le titre Sur le bonheur contient la sagesse suivante :

Afin de mieux comprendre comment se pose à nous le problème du bonheur, et pourquoi, devant lui, nous sommes amenés à hésiter, il est indispensable, pour commencer, de distinguer trois attitudes initiales, fondamentales, adoptées en fait en face de la vie  par les hommes: 1- fatigués ou pessimistes (pensez à mon intro sur les oscars); 2- bons vivants ou jouisseurs; 3- les ardents, enfin.

Teilhard distingue trois sortes de bonheur :

  1. le bonheur de tranquillité, pas d’ennuis, pas de risques, pas d’efforts. Diminuons les contacts.
  2. le bonheur de plaisir, ensuite. Le but de la vie n’est pas d’agir et de créer, mais de profiter.
  3. le bonheur de croissance, enfin. Il est certain qu’à notre époque de simplicité volontaire et de décroissance dont les plus lucides économistes se font porte-paroles, Teilhard aurait choisi un autre terme moins pollué par le capitalisme. Nul changement, écrit-il, ne béatifie, à moins qu’il ne s’opère EN MONTANT.

 

Car Teilhard veut amener l’homme vers une plus grande conscience en écrivant : Prise aussi bien dans son ensemble que dans le détail des êtres organisés, [la vie] progresse méthodiquement, irréversiblement, vers des états de conscience de plus en plus élevés. (…) Scientifiquement et objectivement, l’unique réponse faisable aux appels de la Vie est la marche du progrès. Et par la suite, scientifiquement et objectivement aussi, le seul vrai bonheur est ce que nous avons appelé le bonheur de croissance ou de mouvement. (…) Pour qui a découvert, dans un Idéal ou une Cause, le secret de collaborer et de s’identifier, de proche ou de loin, avec l’Univers en progrès, toutes ombres s’évanouissent.

Cent membres de l’Ordre du Canada

Dans l’esprit de cette admonestation de Teilhard, je vous lis maintenant la lettre au Premier ministre Trudeau (qui ne nous répond jamais), qui lui a été adressée le 23 janvier 2020 par une centaine des mille membres de l’Ordre du Canada, surtout les savants qui ont été récompensés, certains par des prix Nobel, qui se sont groupés au sein du Rassemblement canadien pour une convention sur les armes nucléaires. Il y a un an mourait mon ami nonagénaire Murray Thomson, ancien pilote de la Deuxième guerre mondiale, qui a rassemblé une à une les mille et plus signatures de ces distingués Canadiens, qui se sont fort bien documentés.

La lettre reprend les arguments habituels rationnels, plus d’autres qui s’additionnent, vu l’actualité décourageante :

– « que le Canada travaille diligemment à l’obtention d’un consensus international autour de la sauvegarde du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) à la Conférence d’examen du TNP de 2020.

Il y a trente ans, la Guerre froide s’est terminée sur des réductions importantes des arsenaux nucléaires et une montée d’espoir que cette folie d’aspirer à la sécurité par l’assurance d’une destruction mutuelle serait bientôt reléguée à l’histoire. Mais les relations entre l’Occident et la Russie se sont de nouveau envenimées. L’Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement a déclaré récemment que le risque du recours aux armes nucléaires n’a jamais été aussi élevé depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les puissances nucléarisées dépensent des milliards de dollars à la « modernisation » de leurs arsenaux. Cette course renouvelée aux armes nucléaires se déroule dans un contexte qui ne cesse de se détériorer sur le plan de la sécurité mondiale et dans lequel on assiste à l’écroulement des institutions et des accords voués à l’avancement du contrôle des armes et du désarmement. Cet écroulement est rendu au point que, si l’accord New START américano-russe de 2010 n’est pas renouvelé avant son échéance de février 2021, il ne restera plus un seul traité international susceptible d’imposer des limites précises sur les arsenaux.

Depuis l’an 2000, une série de traités clés ont été abandonnés : le Traité sur les missiles antimissiles balistiques Traité ABM de 2001, le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe de 2007, le pacte nucléaire iranien (abandonné par les USA en 2018) et le Traité de limitation des armes nucléaires à moyenne portée de 2019. L’Administration Trump menace maintenant de se retirer également du Traité « Ciel ouvert » de 2002, cet accord qui permet aux membres, y compris la Russie et les États-Unis, de survoler leurs territoires réciproques, suivant le conseil célèbre de Ronald Reagan de « faire confiance tout en vérifiant » (le Canada a joué un rôle clé dans l’élaboration de ce traité et est un des États dépositaires). Le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires de 1996 a toujours besoin de ratifications clés pour entrer en vigueur. Pendant plus de deux décennies, le forum désigné par l’ONU pour la négociation des traités, à savoir la Conférence sur le désarmement à Genève, est resté dans une impasse et n’a fait aucun progrès vers le traité promis, dont le Canada s’est fait le champion, visant à stopper la production de matière fissile aux fins d’armement.

Le TNP, quoique sérieusement diminué, demeure crucial en ce qu’il impose à tous les États l’obligation légale d’éliminer leurs armes nucléaires. Sa grande faiblesse, cependant, c’est qu’il ne fixe aucune échéance, même pas un échéancier progressif, pour le désarmement et ne prescrit pas un calendrier précis pour la réduction des arsenaux. Il n’en faut pas plus pour que les puissances nucléaires continuent de refuser effrontément d’honorer leurs obligations légales, si bien que le Traité lui-même est menacé d’abandon, non par les puissances nucléaires, mais par le nombre croissant d’États non nucléarisés qui doutent que les États nucléarisés se débarrassent vraiment de leurs armes nucléaires. Si l’intransigeance des puissances nucléaires continue d’alimenter cette perception, certains États non nucléarisés du Moyen-Orient vont inévitablement conclure qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se munir d’armes nucléaires.

Tout comme dans le cas de son engagement face à la crise climatique, le Canada ne pourra seul parvenir à désamorcer la crise nucléaire. Il reste que, dans le passé, le Canada s’est rendu utile en collaborant activement au renforcement du TNP avec des pays aux vues similaires. Voilà qu’une autre occasion similaire s’offre à lui de faire preuve de diplomatie créative. Le Canada est mis au défi de puiser dans sa réserve d’expérience politique et d’habileté diplomatique pour travailler à la sauvegarde du TNP à sa Conférence d’examen du 27 avril au 22 mai 2020. Un pont peut être érigé entre les États nucléarisés et non nucléarisés par l’adoption des recommandations mises de l’avant l’an dernier par le président du processus préparatoire du TNP.

Le Canada devrait ainsi faire figure de proue dans le mouvement pour que la prochaine Conférence d’examen du TNP s’ouvre sur une déclaration au niveau ministériel qui viendrait appuyer dans l’ensemble ces recommandations :

  1. en reconnaissant la menace nucléaire existentielle et en renforçant l’urgence d’agir;
  2. en reconnaissant les conséquences humanitaires catastrophiques d’un recours au nucléaire, suivant la formule Reagan-Gorbatchev selon laquelle « une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être engagée »;
  3. en réaffirmant les mesures de désarmement – y compris « l’engagement sans équivoque » des puissances nucléaires de « réaliser l’élimination totale de leurs arsenaux nucléaires » – qui ont été approuvées par consensus aux Conférences d’examen de 2000 et de 2010.

 

Nous engageons aussi le Canada à faire pression publiquement pour des mesures immédiates visant la réduction des risques du recours au nucléaire et l’instauration d’un climat politique plus favorable au désarmement, notamment :

  • en pressant les États-Unis d’accepter l’offre qu’aurait faite récemment la Russie de prolonger immédiatement la durée de l’accord New START;
  • en exhortant les États nucléarisés à retirer toutes leurs armes nucléaires qui entraînent un état d’alerte; en pressant les États-Unis de retirer toutes les armes nucléaires tactiques des territoires des États partenaires de l’OTAN en Europe;
  • en pressant les États-Unis (avec l’OTAN) et la Russie de déclarer qu’ils ne seront jamais les premiers à recourir aux armes nucléaires;
  • en appuyant la demande réitérée bien des fois d’établir un processus crédible d’élaboration d’un traité visant à faire du Moyen-Orient une zone exempte d’armes nucléaires et d’autres armes de destruction massive;
  • en reconnaissant le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires comme initiative souhaitable et efficace, entièrement compatible avec le TNP;
  • en exhortant l’OTAN, la Russie et la Chine à entamer des pourparlers continus sur les conditions préalables à la stabilité et au désarmement à long terme.

 

De nouveaux efforts sont maintenant faits pour renforcer la coopération internationale, notamment par l’intermédiaire de l’Alliance pour le multilatéralisme, sous la direction de l’Allemagne et de la France. Nous engageons le Canada à faire preuve de leadership dans la restauration d’un ordre international fondé sur les règles, en particulier en travaillant à la sauvegarde du TNP. Car, comme Mikhaïl Gorbatchev l’affirmait récemment, les dangers nucléaires actuels sont « colossaux ».

Dans l’espoir de recevoir bientôt des détails sur la façon dont votre nouveau gouvernement entend contrer la menace existentielle des armes nucléaires, nous vous prions d’agréer, Monsieur le premier ministre, l’expression de nos sentiments les plus distingués. »

Conclusion musicale

Permettez-moi de terminer avec un rappel de cette date de la mort de Teilhard de Chardin, 1955, qui coïncide avec la révolution musicale du compositeur Iannis Xenakis avec son œuvre Pithoprakta : Xenakis choisit d’introduire les lois universelles susceptibles d’élever le discours musical à un plus haut degré de généralité. Fondée sur un corps logique probabiliste d’organisation, l’écriture musicale peut, en effet, prétendre englober les systèmes pré-existants et résoudre « les problèmes de continuité et de discontinuité des êtres sonores composés ».

xenakis

Xenakis

I. Xenakis utilise pour la première fois le système stochastique dans Pithoprakta (actes aléatoires), où la distribution de la vitesse des glissandi produits par les cordes est déduite de la loi de Gauss. Le terme stochastique (du grec stochos = cible) implique une abréviation de la théorie et du calcul des probabilités. La loi de Poisson lui permet de « créer de toutes pièces une forme musicale libre, basée sur un minimum de contraintes logiques, un nombre minimal de relations entre événements sonores ».

L’observation de phénomènes naturels et sociaux, rares ou quotidiens, chant des cigales ou manifestation de foule, est pour beaucoup dans cette volonté d’explorer d’autres formes d’organisation temporelle que celles développées depuis la Renaissance, de trouver quelles lois régissent ces ensembles de particules sonores à l’intérieur de grandes masses d’événements, afin de créer des espaces sonores d’évolution continue, où puissent se produire des formes changeant d’une manière insensible et toujours contrôlable. Pithoprakta évolue depuis les bruits d’attaques percussives sur la caisse des instruments à cordes, en passant par les sons pincés jusqu’aux sons purs arco et les harmoniques. La révolution Xénakis a été hélas bloquée en France par la tyrannie de Pierre Boulez. Observons qu’influencé par Edgar Varèse et par son maître Le Corbusier lors de l’exposition de Bruxelles 1958, il viendra à Montréal travailler sur la musique électronique du Pavillon français d’EXPO 67.

gilles-tremblay

Gilles Tremblay

J’ai édité les souvenirs de mon père décédé en août dernier sur EXPO 67 dont il a été le directeur des relations publiques et je me souviens, car j’avais 18 ans, de l’inauguration du Festival mondial Expo 67 avec l’œuvre la plus imposante de mon regretté ami André Prévost, professeur à l’Université de Montréal, Terre des Hommes, composition pour double orchestre, trois chœurs et deux récitants, écrite sur un poème de Michèle Lalonde. D’autre part, notre Artiste pour la Paix de l’année 1992 Gilles Tremblay, dont vous connaissez sans doute les Vêpres de la Vierge pour chœur mixte, soprano solo et ensemble instrumental, avait composé la sonorisation électronique à 24 canaux du Pavillon du Québec et 1967 marquait l’entrée dans sa classe du Conservatoire de Claude Vivier.

Jacques_Hetu_2

Jacques Hétu

J’ai écrit avant-hier un article dans l’Aut’Journal pour saluer le dixième anniversaire de la mort de mon grand ami compositeur Jacques Hétu qui a œuvré à l’UQAM et qui est le compositeur canadien de facture classique le plus joué par les orchestres du monde entier. En 1967, Hétu composait l’Apocalypse opus 14 et trois autres œuvres d’importance. Sa Cinquième Symphonie fut interprétée vendredi dernier à la Maison Symphonique par Yannick Nézet-Séguin. Notons que cette oeuvre que Christophe Huss, grand critique du Devoir, qualifie de véritable chant du cygne de « notre Jean Sibelius national », d’une durée de trois quarts d’heure, emprunte des accents de Mahler, Berg et Chostakovitch, servis par une orchestration digne de Henri Dutilleux son professeur, et se termine comme la 9e Symphonie de Ludwig, par un chant choral entonnant le poème Liberté de Paul Éluard. « Liberté comme celle qu’il a affichée contre les modes et dictats qui lui ont valu mépris et ostracisme ici », ajoute Huss, avec un sens du pathos justifié par le sort réservé par la frange snob montréalaise à Hétu et à son ami André Prévost.

Des milliers d’exemplaires du poème d’Éluard furent largués par la Royal Air Force au-dessus de la France occupée par les Nazis en 1942. Éluard dans ce poème, sorte de litanie de la résistance, use de répétitions comme effet oratoire de conviction inébranlable. Ses allégories de la liberté sont concrètes – même son chien y participe ! – et le tout constitue une métaphore amoureuse. Rappelons cette qualité résiliente de Jacques, qui trois semaines avant sa mort envoyait sa cotisation aux Artistes pour la Paix pour nous aider à lutter pour un art de résistance, aux côtés de ses maintenant défunts amis cinéastes Gilles Groulx et Jean-Claude Labrecque.

Je finis avec cette citation de Teilhard qui nous inspire :

Depuis plus de 400 millions d’années sur notre Terre (…),
l’immense masse d’êtres dont nous faisons partie
s’élève, tenacement, inlassablement, vers plus de liberté,
plus de sensibilité, plus de vision intérieure.