Des funérailles nationales exigées en vain
Dans cette photo des Archives nationales, l’immortel auteur rabelaisien, Victor Lévy-Beaulieu, avec son regard de commisération universelle, condamne la petitesse de notre Premier ministre Legault excité par les projets guerriers soi-disant « économiques » de Carney, comme le brillant Myles du Devoir : dans un article titré « un mal nécessaire », la rédactrice-en-chef approuve la cible exigée par l’OTAN, soit 2 % de notre PIB, « objectif que le Canada ne pouvait plus contourner en planant dans un espace d’utopie pacifique » (ouate de phoque!). Approuvera-t-elle les 5% exigés par le nouveau secrétaire général de l’OTAN pour faire la guerre à la Russie et à la Chine (allô, Atlantique-Nord?)? Va-t-elle continuer de réclamer de « l’aide » militaire pour le génocidaire de Gaza et bourreau de la Cisjordanie, de la Syrie et maintenant du Liban et de l’Iran, Nétanyahou?
Les politiciens et les boss du Devoir (les vrais boss étant les industries militaires milliardaires) ont manqué à leur simple et humble travail qui aurait été de réclamer des funérailles nationales pour notre grand écrivain, à la suite de la plainte remarquablement formulée le 12 juin par ses filles Julie et Mélanie :
« Rien ne sert de discourir, il faut parler à point [et pan dans les gencives!]. Au fond, c’est quoi, dirait l’autre, des « funérailles nationales » ? Une célébration, une consécration pour honorer une personnalité publique qui a marqué culturellement son pays, tant par ses engagements que par ses réalisations : romans, essais, journaux, poésie, théâtre, télévision. Victor-Lévy Beaulieu n’aura pas de l’État cette reconnaissance qui va pourtant de soi. Notre père était un grand écrivain, un artiste immense. Son œuvre est grandiose, colossale. Plusieurs diraient que Victor-Lévy Beaulieu était un maître de la langue et de ses lumières. Un écrivain capable de nous porter par toutes les gammes des émotions, par une maîtrise des rondeurs classiques de la langue. Sa liberté, totale, faisait peur à ceux qui sont habitués de marcher à genoux.
(…) À une autre époque, nous n’aurions pas eu besoin de parler de « funérailles nationales » dans une lettre ouverte. Pour une figure aussi centrale de la culture d’une nation, cela aurait été de soi. Chacun aurait eu conséquemment la chance de pouvoir lui dire un dernier adieu. Notre père avait l’ambition de faire comprendre à quel point les mots comptent dans une société où la littérature occupe une place secondaire pour nos gouvernements. Ce n’est pas pour rien que, toute sa vie, du haut de la souveraineté de son écriture, notre père a espéré qu’un pays nous parvienne enfin. Il entendait dire cette beauté que tout individu a le droit d’ajouter au monde. Où en sommes-nous ? « Je vois de la lumière noire », disait Victor Hugo. »
Un auteur québécois proche de ses racines
Reçu un mot ému de ma belle-sœur Marie Bellavance qui habitait dans le Bas Saint-Laurent à côté de l’endroit où furent tournées quelques scènes de la télésérie de 1987 à 1990 l’Héritage. Pour ce téléroman-brûlot récompensé par le grand prix d’écriture télévisuelle en 1990, Victor Lévy-Beaulieu avait dû se justifier d’être encore un grand écrivain, auprès des snobs levant le nez sur les jurons des mâles québécois de la famille Galarneau se disputant toutes sortes d’héritages, y compris via l’inceste. Son audace préliminaire a sûrement contribué à autoriser Fabienne Larouche, prix hommage APLP 2014, à lancer des années plus tard les Bougon de François Avard.
Pierre Dubuc dans l’Aut’Journal rend un émouvant hommage au grand écrivain en relatant sa visite impromptue à sa maison de Trois-Pistoles (ne faudrait-il pas en faire une maison de la culture?) : « Voyant notre étonnement de le voir assis dans une chaise roulante, il nous a expliqué qu’il avait besoin de soins médicaux quotidiens et il nous a fait part de son incrédulité qu’il ait fallu faire venir une infirmière de l’Ontario pour lui prodiguer des soins, ses déplacements et son hébergement, défrayés par le ministère. « Voilà, c’est là où nous en sommes rendus », a-t-il ajouté débiné.
Il nous a dit qu’il travaillait à la rédaction de carnets sur la guerre en Ukraine et il m’a félicité pour avoir dénoncé, dans les pages de L’Aut’journal, cette va-t’en guerre, porte-parole du lobby ukrainien, la ministre Chrystia Freeland. Avant notre départ, il m’a invité à continuer à lui faire parvenir, à chaque parution, une dizaine d’exemplaires du journal que, fidèle camelot depuis des lustres, il s’assurait de faire parvenir au dépanneur de la station-service sur la 132 près de chez lui pour une distribution gratuite.
Enfin, Victor nous a fait l’immense honneur, à Ginette et moi, de nous dédicacer son James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots. Essai hilare. Sur une des pages blanches à la fin du livre, il avait dessiné de sa main un cœur dans lequel il avait écrit : « Je vous aime. » Nous l’aimions aussi. »
Je suis ému aussi par ce souvenir d’un livre qui m’a marqué, car avant sa lecture exigeante mais passionnante, j’étais imperméable au génie de Joyce, toutefois impressionné par le fait qu’on le considérait comme la troïka des auteurs de chefs d’œuvre annonçant la Première guerre mondiale, avec Robert Musil que je préférais à Marcel Proust.
Un être universel
Signalons un dernier point de vue intitulé « Victor-Lévy Beaulieu, notre capitaine Achab », par l’écrivain Dany Laferrière. Fier de sa référence Melville, il écrit :
« Le « vaisseau d’or » de Nelligan navigue sans couler dans le fleuve d’encre qu’est l’œuvre monumentale de Victor Lévy-Beaulieu. Une œuvre dont une grande partie est dédiée aux autres et est aussi faite par les autres. L’écrivain de stature universelle a terriblement besoin des morts pour exister. On comprend alors pourquoi cet homme a passé sa vie à ronchonner, maudissant parfois ses contemporains, jusqu’à se réfugier dans les bois [on pense aussi à Riopelle, au poète Michel Garneau, au dramaturge Jean-Claude Germain et même à Antonine Maillet au pays de la Sagouine, son héroïne féministe rabelaisienne].
Il s’est fâché plusieurs fois avec le Québec réel qui lui semblait douter de sa propre réalité. VLB était de plus en plus seul vers la fin : Tremblay est à Miami, et Blais, Hébert, Ducharme, Aquin, Ferron, Miron (la forêt dépeuplée) n’étaient plus là.
Sa confiance dans le destin de la littérature québécoise n’a jamais été ébranlée. En écrivant des livres entiers, et non de simples citations comme on fait dans les salons, sur Hugo, Kerouac, Melville, Atwood, Joyce, Nietzsche…, il les ramène au Québec, dans son œuvre, jusqu’à donner l’impression que Melville, Hugo ou Joyce sont en fait des écrivains québécois.
Quelle jolie façon de dire que le Québec est, à ses yeux, le cœur du monde rêvé à défaut de l’être dans le monde réel.
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