
Patrice Lumumba, premier ministre du Congo-Kinshasa à l’hôtel de ville de Montreal, 1960, Flickr
Écrit par les Artistes pour la Paix Pierre Jasmin et Claude Nicol.
En nomination pour l’Oscar du meilleur film documentaire à la 97e cérémonie des Oscars, le New York Times n’a pas eu d’autre choix que de qualifier le film du belge Johan Grimonprez, Soundtrack to a coup d’État, de “remarquable documentaire” tandis que la presse en général le comblait d’éloges, tels que “eye-opening, never-going-back, stomach-in-mouth film”. Ses deux heures et demie nous ont tenus sur le bout de nos sièges, comme l’avaient fait il y a près de soixante ans la Hora de los hornos de Fernando Solanas (4 heures 20 dans sa première version de 1968 sur la traque de Che Guevara en Bolivie) et Z (il vit!) de Costa-Gavras en 1969 (avec Yves Montand personnifiant le député Grigoris Lambrakis) : les trois films relatent les assassinats orchestrés par la CIA de véritables héros. Significatif que le Museum of Modern Arts (New York) l’ait programmé, malgré la révélation dans le film que son C.A. de 1960 était en très grande partie constitué de membres de la CIA, une institution américaine fort malmenée en 2025 par Trump, un des aspects positifs de son populisme.
- « Soundtrack » …
Si la photographie par Jonathan Wannyn et le montage par Rik Chaubet s’y distinguent, l’élément soundtrack du titre indique bien le rôle prépondérant de sa musique et explique la présentation conjointe du film par le Festival international de Jazz de Montréal. Les auteurs de cette critique étant musiciens, Claude étant percussionniste admirateur de Max Roach, ont goûté la panoplie impressionnante de jazzmen, tous Noirs, presque tous Américains, que le film intercale, avec des commentaires montrant qu’ils étaient engagés ($) pour des missions à l’étranger et en particulier en Afrique par le Département d’État dans le but de présenter une image positive des États-Unis, racistes à la maison (Ku Klux klan) et engagés dans une guerre implacable à l’étranger (Vietnam) : les musiciens ne seront pas dupes pour la plupart, Dizzy Gillespie se déclarant rémunéré pour une « cool war », et même le plus compromis, « Satchmo » Louis Armstrong, le réalisera amèrement, la fin du film en témoignant par la juste reproduction de son interprétation déchirante de Black and blue.
Pour leur part, Max Roach puis Archie Shepp qui appellera sa fille Accra en l’honneur du Ghana ami du Congo, rejoindront Lumumba, très sensible au combat des femmes africaines épousant le sien : le film souligne, pour la première fois, à quel point les extraordinaires chanteuses Nina Simone et Miriam Makeba (i) protesteront de toute leur âme, avec les écrivainEs Aimé Césaire ainsi que les négligées parce que femmes, Maya Angelou, Andrée Blouin et Léonie Abo : toutes animeront avec énergie le combat pour un Congo libre. Quant à Coltrane, impressionné par l’ethnojazz africain, conscient que le Congolais Lumumba est engagé dans un combat pour l’Afrique entière, il produira en 1965 son chef d’œuvre « africain », Kulu sé Mama.
2. … « To a coup d’État »
Au dictateur libyen Kadhafi évoquant la même mission de créer les États-Unis africains, le réalisateur du film a fait le bon choix de ne pas le comparer au héros du film, Patrice Lumumba : car ce dernier emprunte une trajectoire démocratique rectiligne, en butte hélas aux embûches que la CIA empile sur son chemin, alors que le parlement élu le maintient difficilement au poste de premier ministre. Mais le fourbe Tshoumbé s’empare alors du Katanga, riche des minéraux exploités alors par l’Union minière belge qui le rémunère grassement et le hisse au pouvoir. Les mêmes richesses sont convoitées de nos jours par le Rwanda et même l’Ouganda, armés contre le Congo par les Américains qui veulent s’accaparer le coltan du Sud-Kivu pour leurs services électroniques. Une furtive image d’une Tesla témoigne brièvement dans le film de cette actualité, alors que trop peu d’images témoignent du million de morts de la lutte du Congo pour la démocratie depuis 64 ans!
Lumumba, à l’ONU, reçu à Montréal par Jean Lesage, est louangé par les grands hommes politiques Nehru, Zhou en-Lai et principalement par le dynamique dirigeant soviétique Khrouthchev qui va au front en de multiples occasions POUR le Congo, en affirmant que Lumumba est un patriote, pas un communiste: on comprend de nos jours la solidarité Russo-Sino-Indienne dans le BRICS et l’Organisation de la Coopération du Shanghai (OCS) où l’Afrique du Sud libérée joue un rôle catalyseur.
Un dur aspect du film rappelle l’histoire du brutal roi Léopold II de Belgique, qui fit du Congo « sa possession personnelle » pour en tirer le caoutchouc et dont on rappelle sa politique de couper les mains des travailleurs punis pour une production en bas des quotas attendus ! D’autres témoignages glaçants par leur racisme du roi Baudoin et de son premier ministre Paul-Henri Spaak, fondateur des communautés européennes et futur Secrétaire général de l’OTAN, voisinent ceux d’Allan Dulles de la CIA qui emploie des brutes telles Larry Devlin et Joe de Paris révélant leurs turpitudes avec fierté devant la caméra pour leurs différentes tentatives d’assassinats contre Castro et Lumumba. Célébrée par Malcolm X qui abrite Castro à Harlem dans son hôtel Theresa parce que l’ONU est vilipendée par les États-Unis pour lui avoir offert un hôtel, la droiture de Lumumba ressort habilement, sans qu’on ait recours à des commentaires hagiographiques toujours suspects.
Rien n’a changé, donc? Si le film n’a montré qu’une image négative du Secrétaire général de l’ONU, le suédois Dag Hammarskjöld, c’est qu’il a été tourné avant les résultats de l’enquête de novembre dernier (2024) sur sa mort en 1961 dans un accident plus que suspect, son avion Douglas DC6 immatriculé SE-BDY s’étant écrasé en Rhodésie du Nord alors qu’il était en route pour négocier un cessez-le-feu entre les Forces de maintien de la paix de l’ONU et les séparatistes de la région congolaise sécessionniste du Katanga, devant conduire à un accord de paix englobant l’ensemble du Congo nouvellement indépendant. Un témoignage du film révèle que la seule possibilité de paix au Congo avait en 1961 fait perdre à la bourse de New-York 1,7 milliards de $ en une seule journée. Selon le porte-parole adjoint de l’ONU, Farhan Haq, de « nouvelles informations significatives soumises à l’enquête font état d’interceptions probables par des États membres de communications liées au crash, de la capacité des forces armées du Katanga, ou d’autres, à monter une attaque contre SE-BDY et de l’implication de personnel paramilitaire ou de renseignement étranger dans la région au moment de l’incident ».
Mais le film, par son parallèle entre le jazz qui lutte contre le racisme et pour la décolonisation, expose bien l’ingérence des institutions internationales occidentales voulant injustement préserver leurs riches pouvoirs anti-démocratiques en place.
Notre combat aux Artistes pour la Paix est de lutter pour une ONU encore plus démocratique et faisant plus de place aux femmes, pour que les opposants à toute guerre lui fassent davantage confiance. En attendant, le Canada censure le Secrétaire général pour augmenter impunément ses dépenses militaires et ses envois d’armes en Ukraine …
Éric Sabourin écrit un article titré: Reprendre conscience des indépendances africaines d’il y a 65 ans.
La Cinémathèque québécoise présente Bande-son pour un coup d’État, un documentaire ironique, satirique, parodique fort puissant en son centre d’art et d’essai, salle Fernand Séguin. On y revoit les facétieuses tentatives de l’ère peu glorieuse du président et ex-général Dwight Eisenhower de bien vouloir faire semblant de feindre une ouverture humaniste aux peuples africains cherchant à se libérer des emprises de la Belgique (ce riche Congo du sacrifié Patrice Lumumba), de même que tous ces pays sous le joug de la France (le jeune courageux Ibrahim Traoré de notre époque s’y attèle encore!) et de l’Angleterre.
Le répugnant Allen Dulles
Une figure odieuse parmi tant de magnats américains réapparaît chaque fois à l’écran, soit celle de Allen Dulles qui nous ment sans relâche à l’écran en se moquant des cinéastes et journalistes le filmant. Il rit de répondre, fourbi de ruses, en connaissance de cause, sur les actions de la CIA à travers le monde entier. C’est l’angélisme américain!
Campagne musicale de relations publiques
Le véritable propos du film montre surtout combien les artistes jazz et tous noirs (Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, même Nina Simone entre vingt autres) de l’époque ont été utilisés et dupés à sillonner, par séduction, les villes ou contrées de leurs frères et soeurs noirs, soit toute l’Afrique entière, via une tournée générale davantage une campagne de relations publiques. Faire ainsi chanter, danser et rêver par des applaudissements nourris, ces peuples noirs assurait la posture voulue par l’Amérique d’être, en apparence, du côté des droits humains. On atteignait ce but par un écran de fumée.
Diviser pour mieux régner
Seconde étape: tout mettre en oeuvre pour se débarrasser énergiquement de figures brillantes comme Patrice Lumumba (Congo), Amilcar Cabral (Guinée Bissau) , Kwame Nkrumah (Ghana) mais surtout mettre tous et chacun en conflit les uns avec les autres. Pots de vin, non seulement suborner les chefs politiques mais ruiner toute entrave aux profits monstrueux des entreprises minières exploitant l’immensément riche province du Katanga, pour seul exemple. L’accusé et coupable: Dag Hammarskjöld, Suédois alors à la tête de l’ONU. Il ne servait que ses maîtres (l’article des APLP conteste ce seul point).
Septembre 1960, les plus grands à l’ONU
Les figures d’orateurs légendaires s’assemblent dès lors à l’ONU et défilent à l’écran: l’Indien Nehru, Nikita Khrouchtchev, Abdel Nasser, Kwame Nkrumah, Fidel Castro chacun et tous plus éloquents les uns que les autres à contredire les billevesées des Américains, mais surtout les offuscations des Belges. On ajoute les sentencieuses réflexions du brillant Malcolm X, puis se succèdent devant nous les figures traîtresses de Moïse Tchombe et le fameux président Kasa-Vubu sans oublier la pire figure de toutes, celle de Joseph Mobutu.
Le tableau est splendide de rappels. Il nous a fallu des mois et des années de lecture patiente et d’investigation mais voilà que tout ce résumé bouleversant des faits surgit à l’écran. Et aujourd’hui, où sont les valeureux?
Forcément, ce tableau, cette fresque politique des libérations nationales africaines interroge le présent: notre traumatisante détresse humanitaire, politique et la démission journalistique actuelle peuplée de traîtrise et d’opportunistes.
Aujourd’hui, que fait-on? On traque les dissidents qui sont automatiquement terroristes s’ils ne sont pas du côté du pouvoir. Se ment-on en ce moment inutilement? Oh, que de leurres, de mensonges tirés à millions d’exemplaires, que de censure appuyée par la prose des domestiques médiatiques.
Les artistes chantent, dansent, jouent
C’est, en effet la lâcheté partout quelque vernis qu’on mette à divertir par mille concerts et récitals le public consterné: les artistes ou esthéticiens engagés à se produire (luttant pour leur survie) mais surtout agissant pour le maintien des applaudissements envers ceux qui nous asservissent de mécénat (douteux retour des profits faramineux). Voilà le monde entier.
Servilités, opportunismes, le totalitarisme est ici en nouvelle mode atomisant chacun penché sur son petit écran de téléphone: ce totalitarisme de l’obéissance au salariat minimal pour survivre et consommer…il s’étend sur le monde. La Cité est occupée: les projets politiques ou environnementaux sont en veilleuse, vidés de priorités et sans regards sur la justice. Près de nous, les plus gourmands des ogres politiques partent à la conquête de territoires plus grands que tout ce qu’ils sont eux seuls (les USA avalant d’appétit l’immense Canada). Que cette grenouille sache se faire plus grosse que le boeuf…
Notre grandeur de Québécois
Ce très percutant film documentaire nous invite à réfléchir: il faudra réécouter les paroles de la chanson Avec nos yeux de Gilles Vigneault composée sur la sublime musique du grand Claude Léveillée pour se consoler de ne pas être tous restés dupes des puissances avides. Notre poésie se pare de vraies richesses. Jusqu’à quand les Hommes vivront-ils d’amour?