
Guy Taillefer, Journaliste de l’éditorial LE DEVOIR. article parût Le 24 avril 2023,
Pour prendre la mesure du leurre entretenu par l’ONU autour des espoirs de démocratisation du Soudan depuis le renversement du dictateur Omar Al-Bachir il y a quatre ans, il est instructif d’aller lire les propos tenus il y a seulement un mois par Volker Perthes devant le Conseil de sécurité. Si les tensions demeurent vives, disait alors le représentant spécial onusien pour le Soudan, il reste néanmoins que « le retour à la paix est proche ». Ainsi, le diplomate prétendait avoir bon espoir qu’un gouvernement civil serait formé « avant la mi-avril » et de « parvenir à un accord politique définitif » inaugurant une période de transition de deux ans, assortie d’un engagement de l’armée à « quitter la vie politique ».
Terrible erreur : la guerre sans merci que se livrent les deux généraux qui se partageaient le pouvoir entre dans sa deuxième semaine, avec des centaines de morts à la clé et une situation humanitaire qui s’aggrave de jour en jour. Il suffit pourtant de fouiller un peu les informations pour comprendre à quel point la cohabitation était tendue entre Abdel Al-Bourhane, chef de l’armée, et Mohammed Hamdan, alias Hemetti, chef paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR). En outre, leur prêter la volonté de participer à la construction d’un État digne de ce nom, dans un contexte de surmilitarisation du pays, c’était carrément insulter l’intelligence des Soudanais et des Soudanaises, qui ont été un moteur capital du soulèvement populaire de 2019.
Chronologie des événements, au pas de course : plusieurs mois de manifestations populaires débouchent, en avril 2019, sur le renversement militaire du dictateur islamiste, qui sévissait depuis trente ans. Une image fait le tour du monde, celle d’une jeune femme drapée de blanc, Alaa Salah, 22 ans, haranguant les manifestants, debout sur le capot d’une voiture. Sous pression, Al-Bouhrane accepte dans la foulée la formation d’un gouvernement de transition civil. Vite exaspéré, Al-Bourhane le chasse en octobre 2021 par putsch mené conjointement avec Hemetti. Leur « collaboration », que M. Perthes se félicitait d’avoir réussi à encadrer, vient de voler en éclats pour cause de différend autour de l’intégration des FSR à l’armée soudanaise.
Al-Bourhane et Hemetti : deux prédateurs qui se battent pour le pouvoir et les ressources. Issu de l’élite militaire de Khartoum, le premier a fait carrière collé au dictateur, avant de le lâcher. Quatre ans plus tard, ceux qui oeuvraient sous Al-Bachir, lire l’oligarchie islamiste, tirent encore les ficelles.
Hemetti est le sinistre chef des milices janjawids (maintenant les FSR), connues pour les massacres et les exactions commis au début des années 2000 avec le soutien d’Al-Bachir dans la guerre jamais éteinte du Darfour. Pour avoir fait fortune en faisant le trafic de l’or au Darfour et vendu ses services à la coalition émirato-saoudienne au Yémen, Hemetti est monté en puissance, capable aujourd’hui avec ses FSR de transformer Khartoum en champ de bataille. Menace inédite pour l’élite militaire cleptomane installée à Khartoum comme dans une forteresse, bâtie historiquement sur l’exploitation des ressources — pétrolières, minières, agricoles… — des périphéries marginalisées.
Les ramifications hors frontières du conflit sont manifestes. C’est toute la Corne de l’Afrique et une bonne partie du Moyen-Orient qui sont interpellées par cette crise grave. Frontalier de sept pays, stratégiquement positionné sur le plan commercial avec sa côte sur la mer Rouge, le Soudan est l’objet de convoitises multiples et concurrentes. Personne ne veut voir le pays sombrer dans un chaos à la somalienne en même temps que chacun défend ses intérêts propres, sur fond de partenariats forcément mouvants. Les vautours sont partout — tous allergiques à l’idée de développement démocratique. Ils sont moins américains et européens, dans l’ordre actuel des choses, qu’égyptiens, libyens, chinois, russes, saoudiens, émiratis… C’est, d’une part, le dictateur égyptien Abdel Al-Sissi qui, par communauté d’esprit, soutient Al-Bourhane ; de l’autre, c’est le groupe paramilitaire russe Wagner qui contrôle, grâce à Hemetti, des mines d’or, dont les revenus sont utiles au financement de l’agression de l’Ukraine.
Les Émirats arabes unis, dont les intérêts croisent ceux de la Russie, sont un autre acteur particulièrement important — des Émirats qui essaiment activement le long de la mer Rouge et des côtes de l’Afrique de l’Est, à des fins économiques et militaires. Inquiets pour leur sécurité alimentaire, ils ont notamment fait main basse sur des centaines de milliers d’hectares de terres au Soudan, une appropriation dont les implications sur les populations locales, et sur l’environnement fragile du Sahel, sont balayées sous le tapis.
Situation tragique pour la société civile soudanaise — réputée dynamique, politisée, compétente. Elle est spectatrice et victime de cette guerre entre généraux, après l’avoir été d’une prétendue transition démocratique qui s’est résumée à du « politico-blanchiment » de la part des instances onusiennes.
4 commentaires
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MOTS CLÉS conflit, guerre, opinion, Soudan (pays), Afrique, Nations unies (ONU), Soudan du Sud (pays)
4 COMMENTAIRES DU PLUS ANCIEN AU PLUS RÉCENT
- Denise Geoffroy – Abonnée 24 avril 2023 02 h 56
Dites…
Connaissez-vous un seul pays, oû l’une des branches sunnite, chiite, ou leurs dérivées, de la religion mahométane est réellement démocratique. Cela ne les intéressent même pas de faire des petits semblants… En fait, seul la force, la grande force des occidentaux avec leurs bottes sur place les obligent à faire de tous petits semblants en espérant que les bottes foutent le camp au plus vite pour pouvoir, eux, se remettent dans leurs chicanes perpétuelles, choses qu’ils maitrisent très bien.
- Cyril Dionne – Abonné 24 avril 2023 08 h 14
Comme vous avez raison. Tous les pays islamiques sont des théocraties, ou des dictatures d’un dieu quelconque. Ils ne connaissent pas cela la démocratie quand vous avez la charia pour dispenser de vos lois sociales.
Mais ce qu’on oublie de dire dans cette chronique, c’est que les États-désUnis ont une relation beaucoup plus longue avec le Soudan qu’il n’est souvent admis. Washington a influencé directement et indirectement la crise qui s’est produite en novembre 2021. Une politique étrangère véritablement contenue ne devait pas seulement limiter les interventions armées directes, mais aussi les interférences dans les luttes de pouvoir régionales et le financement excessif des militaires. Le Premier ministre Abdalla Hamdok avait dirigé le premier gouvernement civil du Soudan après des décennies de règne autoritaire sous Omar Al-Bashir. En janvier 2021, le secrétaire au Trésor américain, Steven Mnuchin, avait effectué une visite sans précédent dans la capitale soudanaise de Khartoum alors que le Soudan signait l’accord diplomatique, les Accords d’Abraham. Dans le cadre de l’accord, le Soudan reconnaissait et normalisait ses relations avec Israël en échange d’un accès à un milliard de dollars de financement de la Banque mondiale. Devinez qui a mis la main sur ces argents? Pour ce faire, Mnuchin a rencontré à la fois le Premier ministre Abdalla Hamdok et le général Abdel Fattah al-Burhan. Faut-il le rappeler que plus de 400 000 de Soudanais qui sont morts dans cette guerre civile?
Alors, on parle de vautour alors que le numéro « uno » sur la liste sont les USA. C’est sûr qu’on y retrouvera toujours les méchants russes et chinois. Mais quel belligérant a donc des troupes dans plus de 150 pays, et est intervenu dans tous les pays de la planète sauf pour trois petits, tout cela au nom de la démocratie évidemment? C’est cela la politique « néoconnienne » américaine. Ils se pensent les maîtres du monde.
- Pierre Fortin – Abonné 24 avril 2023 12 h 30
Il y a plus qu’un simple conflit au sein de l’establishment militaire.
La crise actuelle au Soudan ne peut se réduire au conflit de l’establishment militaire car la stabilité du pays dépend essentiellement de l’équilibre entre les élites du pays comptant de 400 à 500 tribus et clans. La crise soudanaise est aussi tributaire du recalibrage des États du Golfe de leur implication dans la Corne de l’Afrique où ils projettent traditionnellement leur puissance à travers la mer Rouge. Le nouvel apaisement de leur rivalité politique et de leurs conflits sous médiation sino-russe ébranle cet espace géostratégique où les acteurs mondiaux et régionaux cherchent à conserver leur influence.
Les États-Unis ont une représentation excessive de 16 000 représentants à Khartoum et il serait naïf d’ignorer la pression qu’ils exercent sur les généraux de Khartoum et leurs efforts pour résister au recalibrage diplomatique des États du Golfe et leur implication dans la Corne de l’Afrique. La mer Rouge est un corridor stratégique comme l’est le détroit de Malacca (contrôlé par les États-Unis) qui inquiète les Occidentaux depuis que la Chine dispose d’une base navale à Djibouti, sur le détroit de Bab-el-Mandeb, alors que la Russie implante une base navale au Soudan.
Par ailleurs, on reproche au représentant de l’ONU, Volker Perthes, d’avoir contribué à la crise actuelle par sa gestion maladroite et inepte de la formation du nouveau gouvernement. Perthes, qui a dirigé l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, d’idéologie néoconservatrice et dont il est encore le conseiller principal, n’était pas vraiment la personne idoine pour gérer une mission aussi sensible. Il faut aussi savoir que le Soudan a une dette extérieure de ± 60 milliards $, essentiellement envers la Chine, alors que la Russie est bien positionnée pour favoriser le rapprochement entre Al-Bourhane et Hemetti et elle est depuis longtemps partie prenante de la stabilité du Soudan.
Par malheur, le Soudan est une autre région du monde où se joue un conflit qui le dépasse.
- Pierre Jasmin – Abonné 24 avril 2023 19 h 24
Encore des militaires qui se heurtent pour affirmer leur virilité…
Merci à M. Taillefer qui éclaire le conflit mais il pourrait nous épargner sa double détestation de l’ONU.
Merci à Cyril Dionne et surtout à M. Pierre Fortin d’avoir encore plus creusé le sujet avec des informations qui montrent à quel point la Mer Rouge est une issue géostratégique terriblement disputée.