Au moment de la glorieuse accession à l’Académie Française de Dany Laferrière, on assiste à une rivalité de nationalismes qui revendiquent l’écrivain tour à tour canadien (Harper), québécois (Marois) et haïtien (Martelly): nous retiendrons davantage l’explosion de joie émouvante de prisonniers, pardon, souverains anonymes haïtiens fêtant cet heureux événement à Montréal, merci à Mohamed Lotfi pour cet envoi si réjouissant (voir à la fin)!

Dany Laferrière et Pascale Montpetit
Les deux photos qui accompagnent cet article ont été prises lors des fêtes des deux artistes pour la paix des années 2010 et 2009 Pascale Montpetit et Chloé Sainte-Marie, cette dernière fête ayant permis des hommages à Frédéric Back et, à titre posthume, à Hélène Pedneault. C’était en présence de Dany et de Chloé et Pascale, naturellement, de Frédéric Back, Marie-Claire Séguin, Louise Warren, l’ex-ministre Marguerite Blais, Daniel-Jean Primeau, et moi-même, touché par le courriel de Dany du 22 novembre dernier : « Cher Pierre, comme toujours touché par ta chaleur… Affection, dany » qui répondait à ma préoccupation « de n’avoir pu être disponible samedi dernier pour avoir la fierté d’être présent à tes côtés lorsque la doyenne de la Faculté des Arts, Louise Poissant, t’a décerné un doctorat honorifique au nom de l’UQAM, l’université où j’enseigne encore avec plaisir et qui s’honorait de ta présence.»

2010

Nos félicitations au citoyen du monde (mais non désincarné) qui a bien pris soin d’écrire un roman intitulé je suis un écrivain japonais (2008) ne se livreront pas à une surenchère en le revendiquant artiste pour la paix. Et pourtant feu Bruno Roy, écrivain et secrétaire des APLP, était presque allé jusque là, en rappelant combien Dany avait été disponible le 6 février 2008 en animant une soirée de conférences au pavillon Pierre-Dansereau de l’UQAM [toute première conférence sur les écocides, organisée par les APLP avec Louise Vandelac pour faire prendre conscience de l’absurde projet libéral de prolongement de vie de la centrale nucléaire de Gentilly 2]. Bruno avait ajouté dans sa lettre de 2009 :

« Mon cher Dany,

Au nom des membres du conseil d’administration des Artistes pour la Paix, je prends un réel plaisir à vous transmettre nos sincères félicitations pour avoir écrit le roman L’énigme du retour qui vient d’obtenir le prestigieux prix littéraire Médicis et celui de la Ville de Montréal [et ensuite le prix des Libraires]. Certes, ces honneurs rejaillissent sur tout le Québec et, bien sûr, tout autant sur Haïti, votre pays d’origine.

Nous sommes heureux de voir ces récompenses mettre de l’avant vos qualités d’écrivain qui étaient déjà appréciées, ici comme ailleurs. La réception enthousiaste de L’énigme du retour montre bien que vous faites l’unanimité. Il y avait quelque chose de lumineux à la fête que Boréal a préparée à cette occasion à la Librairie Olivieri. Fête à laquelle je fus présent et qui m’a permis d’entendre ces mots d’André Malraux que vous avez si bien cités : « C’est dangereux d’avoir trop de talent si on n’a pas une certaine conscience. » Oui, il n’y a pas que le pouvoir des mots, ceux de la littérature, il a aussi les mots du pouvoir, ces mots qui retardent l’établissement d’une paix durable, et dont nous devons prendre conscience et comme écrivains et comme citoyens. Avec notre entière et chaleureuse considération. »

Sur le site www.artistespourlapaix.org, est inscrit dans la section à propos de nous, un faux dialogue intitulé pourquoi les Artistes pour la Paix, avec la vraie citation pacifiste suivante de Dany Laferrière, ce souverain bien-aimé à qui revient le dernier mot :

Nous sommes cette génération qui refuse qu’on tue un poulet dans un film, alors que nous  nous asseyons tranquillement devant la télé pour regarder la guerre. Naturellement nous ne sommes pas d’accord mais que faisons-nous pour dire notre désaccord? Pas grand-chose.

Et quand nous le clamons ce désaccord, on nous répond, par la bouche des experts en  géographie, en économie, en histoire et en stratégie militaire, que c’est plus compliqué que nous le croyions. En fait ce n’est pas du tout compliqué :  (…)la guerre est une si bonne affaire qu’il faut l’entretenir constamment. Souffler sur le feu. Un gouvernement en guerre ne connaît pas d’opposition. C’est aussi bon pour les marchands d’armes. C’est surtout bon pour tout système qui se nourrit de la peur de son peuple ou du pétrole de l’ennemi qu’il s’est inventé. En somme, c’est bon pour tout le monde, sauf pour les petits soldats qui vont crever sans même savoir pourquoi.

Et la plus sinistre plaisanterie de l’État c’est encore de faire la guerre au nom de la paix. Et cette paix s’appelle la paix du cimetière.

Félicitations au nouveau membre de l’Académie Française de la part de tous les Artistes pour la Paix !

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Une polémique a été déclenchée par un billet qu’on lira dans independantes.org de mon amie Andrée Ferretti, dont la parole passionnée et engagée a dérapé, caricaturant sa pensée. A-t-elle été influencée par Victor Lévy-Beaulieu dont l’excellent livre de 2010 avait comme titre mal inspiré La Reine-Nègre et autres textes vaguement polémiques? J’en suis très peiné pour elle, car une relecture de son texte s’impose. Mais sa maladresse a suscité diverses réactions, entre autres celles de trois auteurs estimés à qui il faut laisser la parole, en commençant par Jean Royer :

J’ai une grande peine de lire cette chronique d’Andrée Ferretti, philosophe et militante. Ici, elle est une idéologue, une Québécoise recroquevillée sur elle-même, sur nous-mêmes, complexée, comparant sa culture à une autre culture (le contraire du concept « interculturel »), refusant un migrant comme son frère québécois. Voilà tous les symptômes du Québécois incapable de se voir dans le monde.

Combien intéressante est la réaction de Victor H. Ramos, président de la Confédération des associations latino-américaines de Québec (CASA), en particulier sa lyrique et irrésistible conclusion :

Le désolant article de l’écrivaine et remarquable militante qu’est madame Andrée Ferretti, paru le 13 décembre sur le site Indépendantes.org, Dany Laferrière le modèle parfait de l’anti Québécois, nous oblige à nous poser deux questions fondamentales par rapport à la «québécité » et aux relations du «Nous » avec les «Autres». D’abord, de quel Québec parle-t-elle ? Un tout petit Québec «né pour un petit pain», ou bien d’un grand Québec inclusif et sans complexes ? Et, en étroite relation avec la première,  dans  sa  conception  du  «Nous» québécois, reste-t-il, d’après madame Ferretti, de la place pour les «Autres»?

Si on lit bien le titre de l’article, et si «anti» est utilisé dans le sens d’«antinomique» et non de «hostile» aux Québécois, il est plus insultant pour les Québécois que pour Dany Laferrière. Madame Ferretti écrit que L’homme a confiance en lui et a l’audace de sa colossale ambition. Alors, on peut en déduire, en suivant l’écrivaine, que les Québécois n’ont ni confiance, ni audace, ni ambition… vision que nous ne partageons pas du tout. S’en suit une regrettable insulte à Haïti, indigne d’une intellectuelle et d’une militante pour l’indépendance du Québec.

Égarement ?

Méconnaissance de l’histoire d’Haïti qui fut obligée de payer à la France une indemnisation exorbitante pour la punir d’avoir son indépendance et qui, depuis, n’a cessé de subir les assauts de toutes sortes de la part d’autres puissances colonialistes et impérialistes qui l’ont ainsi enchaînée à la dépendance économique et financière, sans parler du vol de ses richesses naturelles, de ses réserves d’or, etc.; sans oublier non plus les dictateurs protégés par les puissances «démocratiques » qui ont parachevé la saignée de ce pays précurseur des indépendances de l’Amérique latine ?

Non! Ni Québec, ni Haïti et aucun peuple ne naissent pour un petit pain ni pour vivre aux crochets de la charité universelle, comme le font accroire les élites qui, elles, vivent aux crochets des peuples en les exploitant et en les aliénant avec ces idéologies dominantes  et  méprisantes qui leur sont propres!  Étrange  vision  du  « Nous » et de l’«Autre », de la part d’une militante qui lutte pour la désaliénation et l’indépendance de son peuple !

Madame Andrée Ferretti nous présente ensuite Dany Laferrière comme le conquérant, parce qu’il a eu la témérité de présenter sa candidature au seul nom de lui-même. Pourtant, c’est la procédure normale et légale de cette institution, comme en fait foi son site Web : « Du jour où la vacance est déclarée, les candidats notifient leur candidature par une lettre adressée au Secrétaire perpétuel. Il existe aussi une procédure de présentation de candidature posée par un ou plusieurs membres de l’Académie. » De plus, selon les informations fournies par différents médias, c’est madame Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, qui lui avait demandé de présenter sa candidature. Et Dany Laferrière a été accepté comme membre dès le premier tour avec 13 votes sur 23, devançant, et de loin, les autres candidats. Si conquérant il y a, il a tout de même été sollicité… 

Et il y a la question de la « québécité » de cet article, digne d’un Elvis Gratton ! Un « Nous » risible par sa caricaturale petitesse exclusiviste et son « aplat-ventrisme» intrinsèque. Qu’on en juge par ce qu’écrit madame Ferretti : « Je déplore donc le pétage de bretelles de notre élite culturelle et politique qui revendique la “québécité” du nouvel académicien, énième manifestation de notre aplat-ventrisme car lui-même, avec raison, ne rendra grâce de son élection qu’à la puissance, la créativité et la beauté de la culture haïtienne». Il faut souligner que dans les déclarations qu’il a faites après sa nomination à l’Académie française, contrairement à l’affirmation de madame Ferretti, Dany Laferrière a reconnu que Montréal l’a « construit sur le plan littéraire». Même s’il n’aime pas les étiquettes identitaires, il déclarait lors d’une entrevue à Radio Canada: «J’espère y apporter aussi quelques mots de notre langue savoureuse d’Haïti et du Québec.» En aucun moment Dany n’a oublié sa « québécité» ni son haïtianité, conception qui rend mieux compte de la dynamique identitaire complexe qui permet d’avoir plusieurs identités sociales comme cela se passe dans la vie réelle des gens. La vision « paroissiale » de l’identité à l’ombre du clocher n’est plus de mise, surtout aujourd’hui, quand le local et le global se télescopent, s’entrecroisent, donnant lieu à des enrichissements, à des créations artistiques et identitaires plus complexes et diverses. 

De surcroît, on découvre avec l’écrivaine et militante que Dany Laferrière n’a toujours été que de passage au Québec. Elle finit par saluer l’«illustre visiteur», donc nullement Québécois. Il ne fait pas partie de «Nous», du «nous» de madame Ferretti, pour être plus précis. Si ce texte représente véritablement la conception de la «québécité»  de madame Ferretti, ce qui est difficile à croire, elle devrait renouveler son enracinement dans le Québec du XXIe siècle et élargir sa vision d’appartenance. Aujourd’hui, peu des Québécois, de naissance et d’adoption et nullement «visiteurs», partagent cette «québécité» pauvre, étroite et puriste du Québec, peuple fier de son héritage et riche des apports pluriels de ses citoyennes et citoyens de toutes origines en interaction et en interrelation créatrices. Les conceptions puristes et figées de l’identité collective sont en contradiction avec la réalité sociale complexe et en permanente construction, déconstruction et reconstruction. En plus, ce genre de vision ne suscite guère l’adhésion de nouveaux Québécois à leur Patrie d’adoption et encore moins à faire leur la lutte du Québec pour son indépendance. 

Nous dénonçons et condamnons cette forme biaisée,  rachitique et exclusive de la conception du «Nous» québécois propre à madame Ferretti, ainsi que ses propos insultants pour Haïti et le traitement injuste et indécent dont elle afflige monsieur Dany Laferrière.

Pour notre part, nous saluons Dany Laferrière, ce Québécois et Haïtien universel qu’il est et qui honore aussi toute l’Amérique avec ses œuvres littéraires reconnues, les prestigieux prix remportés et, maintenant, par son admission  à l’Académie  française.  Avec lui,  et  d’autres  créateurs, le «Nous » se rencontre avec l’«Autre » et fait possible le «Nous autres» d’un Grand Québec qui intègre ses citoyens venus de partout, dont la limite de sa dernière spirale identitaire collective s’arrêtera au point exact de l’avènement de l’Humanité unie dans la convergence de son intrinsèque diversité. Nous croyons en un Québec grand et mature qui grandit avec son affirmation comme peuple libre et avec son enrichissante ouverture à l’ «Autre. »

On lira enfin sur son site www.berrouet-oriol.com le brûlot de Robert Berrouët-Oriol dont j’extrais la magnifique phrase suivante :

Ce qui nous éclaire et qui nous unit, c’est précisément ce sentiment d’un destin commun, d’un patrimoine linguistique donné en partage par l’Histoire et porté par l’éthique de la parole poétique, l’éthos de la littérature comme lecture différenciée du monde. Gaston Miron l’avait très bien compris lui qui, dès les années 1960, autour des poètes du groupe «Haïti littéraire » (Phelps, Legagneur, Morisseau, Laforest, etc.), exilés par la sanglante dictature de François Duvalier, accueillait au resto-bistro Le Perchoir d’Haïti, en compagnie de Paul Chamberland et de l’avant-garde littéraire d’alors, un neuf regard sur la modernisation du Québec –notre Québec à nous tous-, celui que nous contribuons fièrement à bâtir depuis cinquante ans, celui que nous entendons laisser à nos enfants pures laines crépues.

En espérant que cet article sur notre site montrera une parcelle de l’universelle appréciation québécoise (nous, nous autres…) pour l’homme et l’écrivain Windsor Klébert Laferrière dont j’ai eu le plaisir de lire la majorité des livres.

P. J.