Monsieur le ministre,

Les Artistes pour la Paix m’ont donné la responsabilité de vous demander d’instituer d’abord une enquête spécifique sur les actions policières lors du printemps érable, puis une commission qui aurait pour but de circonscrire le mandat de nos forces policières, afin de s’assurer qu’elles restent en toute circonstance des agents de la paix. Nous terminerons cette lettre par une suggestion que nous espérons utile.

Retour sur les événements

Les Artistes pour la Paix ont été solidaires des étudiantEs dans leurs manifestations contre l’injuste hausse de 82% de frais de scolarité décrétée unilatéralement par le gouvernement libéral de Jean Charest; pendant des mois, sa ministre de l’Éducation Line Beauchamp, qui avait pourtant déjeuné aimablement avec des représentants de la mafia (à son insu, a-t-elle protesté), a refusé de simplement rencontrer les différentes associations étudiantes, se rendant ainsi responsable du seul recours qui leur restait, c’est-à-dire la grève et la rue pour exprimer leurs revendications. Le 18 mai, le gouvernement imposait une loi spéciale (Loi 12, anciennement Projet de loi 78), qui a enlevé ou limité fortement certains droits fondamentaux étudiants : droits de manifester et de faire respecter leur piquet de grève, ce qui semble pénaliser en ce moment M. Gabriel Nadeau-Dubois devant les tribunaux.

Lors des grandes manifestations des 22 du mois, nous avons fièrement brandi notre banderole des Artistes pour la Paix, en particulier au Jour de la Terre du 22 avril, ayant mis en valeur notre artiste pour la paix de l’année Dominic Champagne et notre artiste hommage 2010 Frédéric Back. Toutes ces grandes manifestations furent non seulement exemptes de violence policière, mais au contraire, soumises à un encadrement policier exemplaire. Je me souviens, entre autres, d’une occasion où, distraitement, nous avions emprunté une voie non officiellement déclarée préalablement : les policiers ont improvisé rapidement et efficacement une protection des manifestants envers des automobilistes rentrant du travail, impatients de se voir immobilisés de longues minutes. Bref, notre expérience de manifestant nourrit notre conviction que le comportement policier a été en général à l’image du comportement des manifestants, c’est-à-dire presque irréprochable.

Des comportements à soumettre à une enquête

Mais il y eut aussi hélas d’une part des dérapages individuels chez les manifestants, certains sanctionnés par des accusations qui amèneront plus de trois mille d’entre eux devant les tribunaux; or, nous sommes convaincus qu’une proportion à déterminer de ces manifestants qui encombreront nos tribunaux à grands frais publics était pacifique et fut accusée sans autre raison que l’irritation policière : elle était certes compréhensible au su de leur surcharge de travail (par ailleurs rémunérée en heures supplémentaires) et suscitée par le comportement violent, entre autres, de certains éléments du Black Bloc (non présents, toutefois, à Québec et à Gatineau, où des violences policières furent aussi signalées). D’autre part, le triste comportement du matricule 728, non dénoncé avant qu’il ne se trouve diffusé, prouve hélas l’existence de préjugés de type sociétal au sein de la police; rappelons ses mots: « toutes des rats, des gratteux de guitares, toutes des osties de carrés rouges, toutes des artistes, astie, en tous cas des mangeux de marde » (sic). Sans, à titre d’artistes, « le prendre personnel », nous y voyons des preuves éloquentes (le mot est peut-être mal choisi) de dérapages, que « l’esprit de corps policier » tolère [[1]], alors que le rôle de la police consiste à respecter et à faire respecter la justice et la décence les plus élémentaires, loin de tout préjugé.

1- Il serait intéressant de voir si on pourrait appliquer ici l’idée de notre première ministre d’instituer une protection judiciaire pour les « dénonciateurs » à qui l’expression « whistleblowers » donne meilleure image

C’est pourquoi, M. le ministre, nous endossons la demande d’enquête appelée par notre collègue Francis Dupuis-Déri sur cette période sombre de notre histoire collective (pourtant si pacifique et porteuse d’espoir) et sur le comportement policier, en espérant qu’on déterminera à quel degré les fautes relevées furent influencées par des remarques aberrantes de ministres libéraux allant dans leur délire jusqu’à associer, par exemple, le carré rouge de Fred Pellerin à de la violence !

Équilibre entre justice et paix sociales : une suggestion

Devant l’insensibilité gouvernementale libérale, j’ai, à double titre de professeur titulaire à l’UQAM et de vice-président des Artistes pour la Paix, tenté d’agir de façon responsable en multipliant les appels équilibrés à la non-violence, notamment en aidant à l’organisation d’une conférence de presse de la Ligue des Droits et Libertés dénonçant les brutalités policières le 4 mai au matin. En ayant profité pour exhorter le porte-parole de la CLASSE, M. Nadeau-Dubois, avant son départ pour Québec, à se souvenir de notre appel au compromis fait le 19 avril, j’étais par conséquent très heureux de son digne appel au calme le même soir – celui des violents événements de Victoriaville – et de son appui au compromis que les étudiantEs ont cru emprunter de bonne foi le lendemain pour régler la crise. Quelle déception de voir la partie gouvernementale rendre ensuite l’entente inopérante en la modifiant, en ignorant les ententes verbales et en humiliant sur la place publique la position étudiante modérée, avec des interprétations triomphalistes déplacées du premier ministre et de sa ministre de l’Éducation qui allait peu après démissionner…

Les politiques libérales exerçaient en outre depuis des années des pressions à l’intérieur des institutions pour y amener les administrations à considérer leur population étudiante comme des « clientèles » à orienter vers des programmes dictés par une vision économique comptable et éloignés des avenues de recherches fondamentales. La réaction des grévistes étudiants de l’UQAM, tel M. Nadeau-Dubois, était donc dictée, en plus de leur opposition à la hausse, par un refus de cette dérive marchande utilitariste, hélas favorisée par le recteur Corbo. S’il a constamment pris parti au cours de la grève contre ses propres étudiantEs, le fait, néanmoins, qu’il ait en règle générale renoncé à exercer une répression policière à l’intérieur du campus, qu’il ait publié il y a quelques années un rapport fort étoffé et bien reçu sur la police et qu’il quittera son poste de recteur en janvier prochain, m’incite à le recommander comme enquêteur impartial sur les violences policières du printemps. Ma suggestion surprendra les nombreux témoins de mon opposition (documentée au cours des trois dernières années par mon syndicat) aux décisions du recteur Corbo, dictées en partie par les déplorables pressions budgétaires du gouvernement libéral : je crois néanmoins qu’il saurait, vu son expérience du dossier policier, s’acquitter de cette tâche délicate avec pondération et un sens de justice inaltéré.

Une enquête demandée par plusieurs

Notre suggestion de créer une telle enquête est loin d’être isolée : elle est appuyée par les associations étudiantes, les syndicats de professeurs de l’UQAM et de l’UdeM, un parti politique (Québec solidaire), des journalistes (Rima Elkouri de La Presse), des collectifs tels Têtes blanches au carré rouge, les Mères en colère, 180 profs contre la hausse, par l’association des juristes progressistes et le Centre Justice et Foi, par la Ligue des Droits et Libertés et Amnistie internationale, alertée en mai par des enquêteurs du Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU, etc.

Monsieur le ministre qui avez su instituer avec détermination et diligence l’excellente loi  pour contrer la corruption, vous seul avez maintenant le pouvoir de déclencher une enquête sur la police, dont la définition de mandat requerra tout le doigté d’un ministre de la Sécurité Publique qui ne peut s’aliéner les corps policiers dans l’exercice complexe de son ministère. Nous vous assurerions de notre appui, mû par notre considération empressée et inhérente à notre rôle de préserver le précieux équilibre entre paix et justice sociale.

Veuillez agréer, monsieur le ministre, l’expression de notre solidarité

Pierre Jasmin

Vice-président des Artistes pour la Paix et professeur à l’UQAM

Lettre envoyée le 4 novembre 2012

Pièces jointes : Documents annexes que nous appuyons et désirons porter à votre attention.

1- Mouvement étudiant et répression policière – Pour une commission d’enquête publique

Par Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’UQAM

Le Devoir, le mercredi 19 septembre 2012 <http://www.ledevoir.com/societe/justice>

Photo : Jacques Nadeau, Le Devoir. Des manifestations tout à fait paisibles, de l’aveu même des policiers, ont fait l’objet d’arrestations de masse par encerclement à Montréal.

En tant que professeurs et chargés de cours de diverses disciplines et de plusieurs universités du Québec, nous avons accompagné par solidarité le mouvement étudiant québécois dans la plus importante et plus longue grève de son histoire. Nous avons donc été témoins de la plus grande vague de répression policière de l’histoire du Québec contemporain, marquée par 3387 arrestations du 16 février au 3 septembre 2012 (ce bilan est sans doute partiel).

Plusieurs de ces arrestations ont été effectuées lors d’encerclements de masse, pratique pour laquelle le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) avait été critiqué par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies en novembre 2005, qui avait même demandé la tenue d’une commission d’enquête qui n’a jamais vu le jour. Souvent, ces arrestations s’effectuaient de manière brutale, les conditions de détention étaient pénibles et il n’était pas permis de communiquer avec un avocat ou des proches.

C’est sans compter les nombreuses blessures graves, soit deux yeux perdus, des dents éclatées, des fractures du crâne, des jambes et des bras cassés. Les médias et les vidéos diffusées dans le cyberespace ont aussi révélé que les forces policières semblaient animées d’un profond mépris pour les étudiants, lequel s’exprimait par des insultes, y compris des propos sexistes et homophobes.

Depuis le sommet du G20 à Toronto

La répression policière vécue lors du sommet du G20 à Toronto s’était soldée par environ 1200 arrestations. Dans 96 % des cas, les personnes ont été déclarées innocentes ou les accusations ont été abandonnées (il y a donc eu plus de 1000 arrestations pour rien), ce qui n’a pas suffi à effacer le traumatisme politique et psychologique. Plusieurs organismes ont pris très au sérieux cette répression, d’où les nombreux rapports à ce sujet, dont ceux du Comité permanent de la sécurité publique et nationale de la Chambre des communes, de l’ombudsman de l’Ontario et du Bureau du directeur indépendant de l’examen de la police, un organisme civil qui peut enquêter sur la police et qui n’a toujours pas d’équivalent au Québec, où c’est la police qui enquête sur la police, sans oublier les associations de défense des libertés fondamentales.

Ce travail de documentation, important dans un État de droit, a eu plusieurs conséquences : la police de Toronto a elle-même admis que les arrestations de masse posent divers problèmes, et qu’elle n’y aurait plus recours ; qu’il importait que les policiers soient mieux informés au sujet des droits fondamentaux d’expression et d’assemblée, mais aussi en ce qui a trait aux contrôles d’identité, aux fouilles et aux arrestations « préventives ».

À la suite de ce processus, les victimes peuvent espérer obtenir justice et réparation pour les torts qu’elles ont subis de la part des forces policières. D’ailleurs, des accusations ont pu être portées contre des policiers.

Beaucoup de questions, peu de réponses

Au sujet de la répression policière contre le mouvement étudiant québécois, plusieurs questions appellent des réponses. Comment expliquer que les interventions policières semblaient arbitraires, à la fois quant à l’intervention elle-même (intervenir ou non), au moment de l’intervention (avant, pendant ou après une manifestation), à la manière d’intervenir (plus ou moins brutalement), au type d’intervention (charge de dispersion, encerclement de masse ou arrestations ciblées), aux armes utilisées et aux justifications légales évoquées (tel ou tel règlement, et donc telles ou telles contravention et accusation) ?

Comment expliquer que des manifestations tout à fait paisibles, de l’aveu même des policiers, aient fait l’objet d’arrestations de masse par encerclement (à Gatineau, à Montréal, à Québec) ? Comment expliquer que des dizaines de citoyens (y compris des journalistes du Devoir) aient été interpellés et détenus en plein air pendant de longues heures en marge du Grand Prix de F1 de Montréal, simplement pour avoir arboré un carré rouge en tissu, et sans qu’aucune accusation ne soit portée ?

Comment expliquer qu’il y ait eu des accusations portées en vertu de la Loi antiterroriste pour de simples fumigènes dans le métro de Montréal, mais pas dans le cas de l’attentat à l’arme automatique qui a causé un mort, lors du discours de victoire électorale de la première ministre Pauline Marois ?

D’autres questions appellent des réponses. Les corps policiers ont-ils reçu des directives politiques du bureau du premier ministre du Québec, du ministère de la Sécurité publique ou des autorités municipales (Gatineau, Montréal, Québec) ? Quels corps policiers avaient des agents dépisteurs infiltrés dans le mouvement étudiant en général, et dans les manifestations en particulier ? Quel était leur mandat ? Y a-t-il eu des agents « provocateurs » ? Les chefs de police et les porte-parole de la police avaient-ils le droit d’inciter publiquement les étudiants à ne pas participer à certaines manifestations (comme celle qui dénonçait la brutalité policière et le « profilage politique », le 15 mars à Montréal) ? La police a-t-elle le droit de déclarer « Ne tolérons pas les manifestants dans les rues », comme l’a fait la police à Gatineau, par voie de communiqué, sur Twitter ? Y a-t-il certains policiers qui souhaiteraient exprimer des critiques à l’égard de leurs dirigeants, de leurs collègues ou des politiciens, mais qui n’osent le faire publiquement de peur de représailles ?

Besoin d’une commission d’enquête publique

Le gouvernement libéral a agi de manière inacceptable au sujet de cette répression policière. Plutôt que d’appeler les policiers au calme et à la retenue, plusieurs membres du Conseil des ministres, y compris le premier ministre Jean Charest, ont dénoncé de manière unilatérale la « violence » et l’« intimidation » des étudiants, tout en félicitant les policiers pour l’excellence de leur travail, même après des interventions ayant entraîné des blessures très graves.

Au printemps, deux organismes ont demandé de manière indépendante la tenue d’une commission d’enquête publique pour faire la lumière sur la répression et la brutalité policières lors de la grève étudiante, soit Amnistie internationale et la Ligue des droits et libertés. Cette dernière a même lancé une pétition à ce sujet, qui a recueilli 11 000 signatures. Le gouvernement libéral n’a pas réagi.

À la fin du mois de mai, deux rapporteurs spéciaux de l’ONU ont critiqué les nouvelles restrictions légales au droit de manifestation (loi 12 et règlement municipal antimasque) et la répression policière qui visait le mouvement étudiant. La ministre libérale des Relations internationales, Monique Gagnon-Tremblay, a répondu que l’ONU devrait plutôt s’intéresser aux crises plus importantes dans d’autres pays. Dérobade diplomatique identique le 19 juin, en réaction à la critique exprimée à l’endroit du Québec par la haute-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies.

Or ce n’est pas parce que la répression est plus brutale dans d’autres pays qu’il ne faut pas porter attention à celle qui cible la jeunesse d’ici. C’est pour cette raison que nous appelons à la mise sur pied – le plus rapidement possible – d’une commission d’enquête publique et indépendante sur l’ensemble des opérations policières lors de la grève étudiante de 2012.

Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’UQAM.

Voici le lien de notre lettre collective :

<http://www.ledevoir.com/societe/justice/359443/pour-une-commission-d-enquete-publique>

2- Francis Dupuis-Déri répond à deux éditoriaux de La Presse

Une lettre intitulée «Mouvement étudiant et répression policière – Pour une commission d’enquête publique» a été rendue publique la semaine dernière. Elle est maintenant endossée par environ 180 professeurs et chargés de cours de diverses disciplines et de différentes universités.

Nous y demandons la tenue d’une commission d’enquête sur l’ensemble des opérations policières ayant eu lieu au Québec pendant toute la grève étudiante. Deux éditorialistes de La Presse, André Pratte et Mario Roy, ont jugé bon de réagir à cette demande. Dans leurs éditoriaux respectifs, ils affirment qu’une telle commission devrait enquêter sur les deux camps, à savoir la police, mais aussi le mouvement étudiant.

Le mouvement étudiant fait déjà l’objet d’une enquête et doit répondre de ses actes. Il y a eu environ 3500 arrestations. Il y aura donc des milliers de procès qui fileront sur plusieurs années: des preuves seront déposées, des témoins seront appelés à la barre, des policiers livreront leur version des faits, des peines seront sans doute infligées.

C’est parce que le camp étudiant doit déjà répondre de ses actes que nous demandons une commission d’enquête portant spécifiquement sur la police.

S’il y a commission, les représentants de la police sauront bien justifier ses bavures et sa brutalité (épuisement des troupes, violence des manifestants, etc.), désigner la menace à laquelle elle a fait face (les anarchistes, le Black Bloc, les «terroristes» fumigénistes, les syndicats, etc.) et exiger plus de ressources (meilleure formation, plus d’équipement, etc.).

Mais à tout le moins, la police devra aussi répondre de ses actes, et peut-être admettre des erreurs graves, en termes de pratiques d’intervention et du respect des droits fondamentaux. La police pourra aussi recevoir des recommandations lui permettant de s’améliorer.

Dans un État libéral, la police doit avoir une image irréprochable et ne pas sembler jouir d’une impunité formelle ou informelle.

La grève est terminée, environ 3500 personnes font face à des accusations, et il y a eu plusieurs blessures graves du côté des manifestants (crânes, jambes et bras fracturés, dents éclatées, deux yeux perdus). La police doit aussi répondre de ses actes.