Ou pourquoi les Arabes ne veulent pas de nous en Syrie…

Par Robert F. Kennedy Jr, traduction libre par Christian Morin, annoté par Pierre Jasmin

Mise à jour le 13 mai 2017 : Nous republions cet article paru il y a un an car il a été mentionné lors de la conférence de Pierre Jasmin ce soir dans le cadre de l’événement Cuisine ta ville. Notons que l’article original en anglais paru dans Politico est disponible ici.

NDLR : Les Artistes pour la Paix croient un tel article, produit par un membre de l’élite américaine, extraordinairement apte à faire tomber l’aveuglement idéologique forgé par les propagandes de nos médias concernant la guerre syrienne. Publié le 22 février 2016 dans l’édition européenne de Politico, cette opinion de Robert F. Kennedy Jr [1], héritier de la dynastie Kennedy, présente une analyse du conflit syrien extrêmement lucide et documentée sur les premières interventions de la CIA en ce pays. Il faut évidemment garder à l’esprit que l’auteur est américain et que ses conclusions font référence aux États-Unis, mais sa sagesse dénonce nos élites occidentales toujours enclines aux interventions armées pour résoudre les conflits.

Pourquoi avons-nous consacré tant d’efforts à sa traduction ?

  • Les Français y trouveront une explication jusqu’à maintenant ( ?) censurée au profit de leur propagande militaro-colonialiste armée, qu’étrangement même les socialistes ne remettent jamais en question dans le raz-de-marée d’opinions intellectuelles qui concentrent toutes sur l’aspect musulman : or toute religion, encouragée par une pensée et des fonds militaristes, sera détournée de son inspiration première (croisés de l’opus dei ou des évangéliques américains ; waabistes djihadistes).
  • Les Québécois (les Canadiens) comprendront à quel adversaire impitoyable on s’attaque lorsqu’on cherche à protéger notre pays des pipelines, en lisant dans cet article à quel point les grosses pétrolières ont été à l’origine des actions terroristes de la CIA. Pacifistes et environnementalistes doivent s’unir et s’entraider.

 

En partie parce que mon père [2] fut assassiné par un Arabe, je me suis efforcé de comprendre l’impact de la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient et en particulier les facteurs qui déclenchent parfois des réactions sanglantes de la part du monde islamique envers notre pays. Quand on considère le phénomène de la montée de l’État Islamique et que l’on cherche l’origine de cette sauvagerie qui a causé tant de morts à Paris et San Bernardino [3], il importe de regarder plus loin que les solutions faciles de la religion ou de l’idéologie. Il faut plutôt explorer les liens entre l’histoire et le pétrole, et constater que souvent, ces liens pointent un index accusateur vers nos propres rivages.

L’historique d’interventions violentes des États-Unis en Syrie – presqu’ignorée des Américains mais bien ancrée dans la mémoire des Syriens – a préparé le terrain pour le djihadisme islamique qui complique la tâche de notre gouvernement pour faire face aux défis posés par l’État Islamique au Levant. Tant que cet historique restera ignoré du public et des dirigeants américains, toutes nos tentatives ne feront qu’envenimer la situation. Le Secrétaire d’État John Kerry a annoncé cette semaine un cessez-le-feu « provisoire » en Syrie. Comme l’influence et le prestige des États-Unis au sein des frontières syriennes sont minimes, et que le cessez-le-feu ne s’adresse pas à des combattants-clés tels l’État Islamique et Al-Nosra, il ne pourra être au mieux qu’une trêve chancelante. De même, l’escalade militaire du Président Obama en Libye – frappes aériennes américaines contre un camp d’entraînement de l’É.I. la semaine dernière (NDLR : date de publication le 22 février 2016) – va vraisemblablement renforcer les extrémistes plutôt que les affaiblir. Selon la Une du New York Times du 8 décembre 2015, les dirigeants politiques et les stratèges de l’État Islamique essaient continuellement de provoquer des interventions militaires américaines. Ils savent d’expérience quels effets elles auront : un afflux de combattants grossissant ses rangs, l’étouffement des voix modérées et l’unification du monde islamique contre les États-Unis.

La Charte de l’Atlantique et le rapport Bruce-Lovett

Pour comprendre cette dynamique, il faut se placer du point de vue des Syriens et examiner la source du conflit en cours. Bien avant que notre occupation de l’Irak en 2003 ne déclenche le soulèvement Sunnite qui est depuis devenu l’État Islamique, la CIA cultivait le djihadisme violent en tant qu’arme de la Guerre froide, devenue un bagage toxique empoisonnant les relations entre les États-Unis et la Syrie.

Le Secrétaire de la Défense Robert Kennedy en 1964. Photo Getty Images

Le Secrétaire de la Défense Robert Kennedy en 1964. Photo Getty Images

Cette politique de confrontation avait suscité des controverses chez nous. En juillet 1957, à la suite d’un coup d’état raté par la CIA en Syrie, mon oncle, le sénateur John F. Kennedy, se mit à dos la Maison Blanche du Président Eisenhower, les dirigeants des deux partis politiques ainsi que nos alliés européens en prononçant un discours qui fit marque où il prônait le droit du monde arabe à l’auto-détermination et la fin des ingérences impérialistes américaines dans la région arabe. Toute ma vie durant, et particulièrement lors de mes voyages au Moyen-Orient, d’innombrables Arabes m’ont cité ce discours comme étant l’essence de cet idéalisme qu’ils attendaient de la part des États-Unis.

Le discours de Kennedy était un appel à un retour aux valeurs supérieures exprimées dans la Charte de l’Atlantique : la promesse que toutes les ex-colonies européennes auraient le droit à l’auto-détermination après la Deuxième Guerre mondiale. Franklin D. Roosevelt avait tordu le bras de Winston Churchill et d’autres dirigeants alliés pour qu’ils paraphent la Charte de l’Atlantique en 1941, comme précondition de l’aide américaine dans la guerre contre le fascisme en Europe.

Mais ces grands idéaux invoqués dans la Charte ne furent pas mis en pratique, surtout à cause des magouilles d’Allen Dulles et de la CIA souvent en opposition directe avec les politiques annoncées de notre pays. En 1957, mon grand-père, l’ambassadeur Joseph P. Kennedy, assista à une réunion secrète d’un comité chargé d’enquêter sur les frasques clandestines de la CIA au Moyen-Orient. Le rapport Bruce-Lovett, dont il fut l’un des signataires, racontait les complots de la CIA en Jordanie, en Syrie, en Iran, en Irak et en Égypte.

Tout ceci est un secret de polichinelle parmi les populations arabes, mais pas du tout connu du peuple américain qui croit aux dénégations de son gouvernement. Le rapport blâmait la CIA pour la montée de l’anti-américanisme qui commençait à poindre dans « plusieurs pays dans le monde aujourd’hui ». Le rapport Bruce-Lovett spécifiait que de telles activités étaient contraires à l’éthique américaine et mettaient en péril le leadership international et l’autorité morale des États-Unis à l’insu du peuple américain. Le rapport mentionnait aussi que la CIA n’avait jamais envisagé comment on réagirait si des gouvernements étrangers intentaient de pareilles actions dans notre pays.

Voici donc l’histoire meurtrière que les matamores contemporains comme George W. Bush mettent de côté quand ils se lancent dans leurs diatribes sur les nationalistes du Moyen-Orient qui « nous haïssent pour nos libertés ». C’est faux dans la plupart des cas ; en fait ils nous haïssent pour la façon dont nous avons trahi ces libertés, notre propre idéal, au sein même de leurs frontières.

Les magouilles de la CIA

Pour que les Américains comprennent ce qui se passe, il est important de récapituler les détails d’une histoire sordide mais tombée dans l’oubli. Dans les années 50, le Président Eisenhower et les frères Dulles – Allen Dulles, directeur de la CIA et John Foster Dulles, Secrétaire d’État – repoussèrent des propositions de traité avec les Soviétiques, visant à créer une zone neutre dans la Guerre froide au Moyen-Orient, et laisser les Arabes gouverner la région. Ils déclenchèrent une guerre clandestine contre les nationalistes Arabes – qu’Allen Dulles assimilait au communisme – surtout là où l’auto-détermination arabe menaçait les concessions pétrolières. Ils alimentèrent en sous-main en aide militaire en Arabie Saoudite, en Jordanie, en Iraq et au Liban, les tyrans dont le conservatisme djihadiste était perçu comme un antidote efficace contre le marxisme soviétique. En septembre 1957, lors d’une réunion à la Maison Blanche entre Frank Wisner, directeur de la planification à la CIA et John Foster Dulles, Eisenhower conseilla à l’agence de « tout mettre en œuvre pour souligner le caractère de guerre sainte », si on se fie à un mémorandum enregistré par son secrétaire de cabinet, le général Andrew J. Goodpaster.

John Foster Dulles, expert en politique étrangère du Parti Républicain, est accueilli par son frère, Allan Dulles, à son arrivée à New York, le 4 octobre 1948. Photo AFP/AFP/Getty Images

John Foster Dulles, expert en politique étrangère du Parti Républicain, est accueilli par son frère, Allan Dulles, à son arrivée à New York, le 4 octobre 1948. Photo AFP/AFP/Getty Images

La CIA commença ses manœuvres en Syrie en 1949 – à peine un an après la création de l’agence. Les patriotes syriens avaient déclaré la guerre aux Nazis, expulsé le pouvoir colonial français de Vichy et installé une fragile démocratie laïque d’après le modèle américain. Mais en mars 1949, le Président syrien Shukri Al Quwatli, démocratiquement élu, hésita à donner son accord à l’oléoduc Trans-Arabia, un projet américain qui devait relier les champs pétrolifères d’Arabie Saoudite aux ports du Liban, à travers la Syrie. Dans son livre Legacy of Ashes, l’historien Tim Weiner raconte comment le manque d’enthousiasme de Al Quwatli pour l’oléoduc fut récompensé par un coup d’état monté par la CIA, lors duquel il fut remplacé par un escroc notoire choisi par l’Agence, Husni al Za’im. Ce dernier eut juste le temps de dissoudre le parlement et d’approuver l’oléoduc avant de se faire déposer par la population, quatre mois et demi plus tard.

Après une succession de contre-coups d’état dans leur état déstabilisé, les Syriens retentèrent l’expérience démocratique en 1955. Al Quwatli fut élu de nouveau avec son Parti National. Bien qu’observant une neutralité dans la Guerre froide, il avait été échaudé par l’implication américaine dans son évincement et avait désormais tendance à se tourner vers les Soviétiques. Cette attitude fit réagir le directeur de la CIA, Dulles : « La Syrie est mûre pour un coup d’état » et il dépêcha ses deux spécialistes de la chose, Kim Roosevelt et Rocky Stone, à Damas.

Mohammed Mossadegh en 1951. Il fut démocratiquement élu Premier ministre d'Iran, puis renversé par le coup d'état qui installa le Shah au pouvoir en 1953. Photo STRINGER/AFP/Getty Images

Mohammed Mossadegh en 1951. Il fut démocratiquement élu Premier ministre d’Iran, puis renversé par le coup d’état qui installa le Shah au pouvoir en 1953. Photo STRINGER/AFP/Getty Images

Deux ans auparavant, Roosevelt et Stone avait orchestré un coup en Iran contre le Président démocratiquement élu Mohammed Mosaddegh, après que celui-ci eut tenté de renégocier les termes des contrats désavantageux liant l’Iran et le géant britannique du pétrole Anglo-Iranian Oil Company (devenu BP). Mosaddegh, premier dirigeant élu de la longue histoire de l’Iran – 4000 ans – était acclamé comme un champion de la démocratie dans les pays émergents. Il expulsa tous les diplomates britanniques lorsqu’il découvrit un complot ourdi par leurs services de renseignement en cheville avec British Petroleum. Il commit l’erreur de ne pas aussi expulser les agents de la CIA, comme le lui recommandaient ses conseillers qui avaient deviné leur implication dans le complot. Mosaddegh idéalisait les États-Unis, y voyait un modèle à suivre pour la jeune démocratie iranienne, et incapable d’une telle perfidie.

En dépit des tracasseries de Dulles, le Président Harry Truman avait interdit à la CIA de participer aux manœuvres britanniques destinées à renverser Mosaddegh. Quand Eisenhower arriva au pouvoir, il débrida immédiatement Dulles. Roosevelt et Stone déposèrent Mosaddegh lors de l’opération Ajax et intronisèrent le Shah Reza Pahlavi, favorable aux compagnies pétrolières américaines. Mais deux décennies de répressions sauvages (commanditées par la CIA) envers son propre peuple déclenchèrent éventuellement la Révolution iranienne islamique de 1979, qui devait altérer notre politique étrangère pendant 35 ans.

Forts de leur triomphe dans l’opération Ajax en Iran, Roosevelt et Stone arrivèrent à Damas en avril 1957 avec 3 millions de $ destinés à armer et encourager les militants islamistes, ainsi qu’à corrompre les militaires et politiciens syriens pour renverser le régime démocratique laïque de Al Quwatli, selon Safe for Democracy : The Secret Wars of the CIA, par John Prados. De concert avec les Frères Musulmans et à l’aide de plusieurs millions de dollars, Rocky Stone projeta d’assassiner le chef du renseignement syrien, le chef de l’État-major ainsi que celui du parti Communiste, et de générer des « conspirations à l’échelle nationale » en Irak, au Liban et en Jordanie qui seraient mises sur le dos des Ba’athistes syriens. Tim Weiner raconte dans Legacy of Ashes comment la CIA comptait déstabiliser le gouvernement syrien et créer un prétexte pour une invasion par l’Irak et la Jordanie, dont l’Agence contrôlait déjà les dirigeants. Kim Roosevelt prédit que le gouvernement fantoche installé par la CIA utiliserait « des mesures répressives et l’exercice arbitraire du pouvoir », selon des documents révélés par le journal The Guardian.

Mais tout cet argent de la CIA ne réussit pas à corrompre les officiers de l’armée syrienne, qui dénoncèrent les tentatives de corruption aux Ba’athistes. En représailles, l’armée envahit l’ambassade américaine et fit Stone prisonnier. Après un interrogatoire musclé, celui-ci confessa à la télévision son rôle dans le coup d’état iranien et la tentative ratée de renversement du gouvernement légitime syrien par la CIA. Les Syriens expulsèrent Stone et deux membres du corps diplomatique américain, une première pour un pays arabe. La Maison Blanche qualifia les aveux de Stone d’inventions et de diffamation, ce qui fut gobé par l’ensemble de la presse américaine, le New York Times en tête, et généralement accepté par la population américaine qui partageait la vision idéaliste de Mosaddegh de leur propre gouvernement. La Syrie purgea tous les politiciens pro-américains et exécuta pour trahison les militaires impliqués dans le coup d’état. En guise de représailles, les États-Unis envoyèrent la Sixième flotte en Méditerranée, menacèrent d’entrer en guerre et aiguillonnèrent la Turquie pour qu’elle envahisse la Syrie. La Turquie massa 50 000 hommes à la frontière syrienne et ne se retira que lorsque la Ligue Arabe fit front commun, furieuse contre l’intervention américaine. Même après son expulsion, la CIA poursuivit ses efforts pour renverser le gouvernement élu du parti Ba’ath. Elle complota avec le MI6 britannique pour créer le Comité de libération de la Syrie et fournit des armes aux Frères Musulmans pour qu’ils assassinent trois dirigeants syriens qui avaient contribué à démasquer le « complot américain », selon Matthew Jones dans The Preferred Plan : The Anglo-American Working Group Report on Covert Action in Syria, 1957. Les manigances de la CIA eurent pour effet d’éloigner la Syrie des États-Unis et de la pousser vers des alliances à long terme avec la Russie et l’Égypte.

Iran – Irak

À la suite de la seconde tentative de coup en Syrie, des émeutes anti-américaines secouèrent le Moyen-Orient du Liban à l’Algérie. L’onde de choc se propagea en Irak le 14 juillet 1958 : un groupe d’officiers renversa le monarque pro-américain Nuri Al Said. Celui-ci fut dénoncé comme agent à la solde de la CIA, sur foi de documents gouvernementaux secrets. En représailles envers les États-Unis, le nouveau gouvernement irakien s’ouvrit aux diplomates et conseillers économiques soviétiques, tournant ainsi le dos à l’Ouest.

Ayant fait des ravages en Iraq et en Syrie, Kim Roosevelt quitta le Moyen-Orient et devint cadre dans l’industrie pétrolière qu’il avait si bien servie pendant ses années de fonctionnaire à la CIA. Son remplaçant comme chef de station, James Critchfield, monta une tentative d’assassinat contre le nouveau Président irakien à l’aide d’un mouchoir toxique, selon Weiner. Cinq ans plus tard, la CIA réussit enfin à déposer le Président et à installer un gouvernement du Parti Ba’ath. Une des figures dominantes de l’équipe Ba’ath était un jeune meurtrier à caractère charismatique du nom de Saddam Hussein. Le Secrétaire du Parti Ba’ath, Ali Saleh Da’adi, compagnon politique de Saddam Hussein, écrivit plus tard « Nous sommes arrivés au pouvoir portés par la CIA », selon le journaliste et auteur Said Aburish dans A Brutal Friendship : The West and the Arab Elite. Aburish raconte que la CIA remit à Saddam et sa bande une liste de gens à « éliminer immédiatement afin d’assurer leur succès ». Tim Weiner écrit que Critchfield avouera plus tard que la CIA a, à la base, « créé Saddam Hussein ». Pendant les années Reagan, elle lui fournit des milliards de dollars d’armes, d’entraînement militaire, de support des Forces Spéciales et de renseignement tactique, sachant fort bien qu’il utilisait des gaz moutarde et innervant ainsi que des armes biologiques – y compris de l’anthrax fourni par le gouvernement américain – dans sa guerre contre l’Iran. Reagan et son directeur de la CIA Bill Casey considéraient Saddam Hussein comme un allié potentiel de l’industrie pétrolière américaine, ainsi qu’un rempart contre la propagation de la Révolution islamique iranienne. Leur émissaire Donald Rumsfeld offrit à Saddam lors d’un voyage à Bagdad en 1983 une paire d’éperons en or ainsi qu’un assortiment d’armes chimiques/biologiques et conventionnelles. Au même moment, la CIA fournissait en douce à l’Iran, ennemi de Saddam, des milliers de missiles anti-char et sol-air, tel que révélé lors du scandale Iran-Contras [ourdi par le colonel Oliver North]. Les djihadistes des deux camps devaient plus tard retourner ces armes contre les Américains.

En ce moment où les États-Unis évaluent la possibilité d’une nouvelle intervention musclée au Moyen-Orient, trop peu d’Américains connaissent les effets pervers des opérations antérieures de la CIA, et comment elles ont contribué à la crise actuelle. Les échos de décennies de magouilles de l’Agence se répercutent de mosquées en écoles coraniques à travers le paysage dévasté de démocrates et de musulmans modérés en disparition, qu’elle a contribué à éliminer.

Syrie contemporaine

Une succession de dictateurs iraniens et syriens, dont Bashar Al Assad et son père, ont prétexté les coups d’état fomentés par la CIA pour justifier leur régime autoritaire, leurs tactiques répressives et leur appel à une alliance forte avec la Russie. Toutes ces histoires sont donc bien connues des populations qui replacent toute notion d’une intervention américaine dans ce contexte historique.

Pendant que la presse américaine répète avec complaisance que notre implication militaire auprès des insurgés syriens est strictement humanitaire, de nombreux Arabes voient la crise actuelle comme une lutte géopolitique par nations interposées pour le contrôle des gazoducs. Avant de plonger plus avant dans ce désastre militaire, examinons-en les perspectives sous cet éclairage politique.

De leur point de vue, notre guerre contre Bashar Al Assad n’a pas débuté avec les manifestations civiles du Printemps arabe de 2011. Elle remonte à 2000, lorsque le Qatar proposa de construire un gazoduc de 1500 kilomètres au coût de 10 milliards de $, à travers l’Arabie Saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie. Le Qatar partage avec l’Iran le plus riche gisement de gaz au monde, le South Pars/North Dome. Jusqu’à récemment, un embargo international empêchait l’Iran de vendre son gaz à l’étranger. D’autre part, le gaz du Qatar ne peut atteindre les marchés européens que sous forme liquide, par voie maritime, ce qui le rend très coûteux. Ce projet de gazoduc relierait directement le gisement de gaz du Qatar aux terminaux de distribution en Turquie, laquelle empocherait les redevances de transit. Ce gazoduc fournirait aux royaumes sunnites du Golfe une position dominante sur les marchés mondiaux du gaz et renforcerait celle du Qatar, le plus proche allié des États-Unis du monde arabe. Notons que le Qatar accueille deux gigantesques bases militaires américaines, ainsi que le Q.G. pour le Moyen-Orient du U.S . Central Command.

L’Union Européenne, qui se procure 30% de son gaz en Russie, lorgnait aussi vers ce gazoduc qui lui aurait fourni une énergie pas chère, tout en l’affranchissant de l’étreinte politique et économique de Vladimir Poutine. De son côté, la Turquie, le second client en importance pour le gaz russe, voulait à tout prix se libérer de cette dépendance et se positionner sur l’axe lucratif du transport des carburants d’Asie vers les marchés européens. Le gazoduc Qatari aurait de plus permis à la monarchie conservatrice sunnite saoudienne de s’implanter en Syrie, à majorité Shiite. La stratégie géopolitique de l’Arabie Saoudite consiste à limiter la puissance économique et politique de son principal rival, l’Iran, un état Shiite allié de Bashar Al Assad. La monarchie saoudienne considère la prise de pouvoir en Irak par des Shiites, soutenue par les États-Unis – idem pour la récente levée de l’embargo avec l’Iran – comme une diminution de son statut en tant que puissance régionale. Elle était déjà en guerre par nation interposée contre Téhéran au Yémen, dont le fait saillant fut l’extermination par les Saoudiens de la tribu Houthie, soutenue par l’Iran.

Évidemment, la Russie, qui exporte 70% de son gaz vers l’Europe, voyait ce gazoduc comme une menace. Du point de vue de Poutine, le gazoduc Qatari était une manœuvre de l’OTAN visant à altérer l’équilibre des forces au Moyen-Orient en le privant de sa seule zone d’influence, tout en asphyxiant l’économie russe en mettant un terme à sa présence sur le marché énergétique européen. En 2009, Assad proclama qu’il ne signerait pas l’accord permettant au gazoduc de traverser la Syrie « afin de protéger les intérêts de nos alliés russes ».

Assad signifia son appui au projet d’un « gazoduc islamique » soutenu par la Russie, qui relierait le côté iranien du gisement de gaz aux ports du Liban à travers la Syrie. L’Iran Shiite, et non le Qatar Sunnite, deviendrait le principal fournisseur du marché européen. L’influence de Téhéran au Moyen-Orient s’en trouverait augmentée, ainsi qu’à l’international. Israël était, on comprendra pourquoi, également contre le gazoduc Qatari parce qu’il enrichirait l’Iran et la Syrie, permettant de renforcer leurs bras armés, le Hezbollah et le Hamas.

Des messages et rapports secrets des agences de renseignements des États-Unis, d’Israël et d’Arabie Saoudite démontrent que dès qu’Assad s’opposa au gazoduc Qatari, les stratèges tombèrent d’accord sur l’idée de fomenter une rébellion Sunnite en Syrie pour renverser ce régime peu coopératif. Peu après, en 2009, selon WikiLeaks, la CIA commença à financer des groupes d’opposition en Syrie. Notons que ceci se passait bien avant les soulèvements du Printemps Arabe contre Assad.

Une affiche représentant Bashar Al-Assad. Photo Louai Beshara/AFP/Getty Images)

Une affiche représentant Bashar Al-Assad. Photo Louai Beshara/AFP/Getty Images

La famille de Bashar Assad est alaouite, une secte musulmane à tendance Shiite. Selon le journaliste Seymour Hersh, « Bashar Assad ne devait pas devenir président. Son père l’a fait revenir de Londres où il étudiait la médecine lorsque son frère ainé, héritier présumé, se tua dans un accident d’auto ». Avant que la guerre ne commence, Assad était en train de libéraliser le pays. « Il y avait Internet, des journaux, des guichets automatiques, et Assad voulait se rapprocher de l’occident. À la suite du 11 septembre, il fournit aux Américains des milliers de renseignements critiques au sujet des djihadistes radicaux, qu’il considérait comme des ennemis communs ». Le régime d’Assad était ouvertement laïc et la Syrie très bigarrée. Par exemple, le gouvernement et l’armée étaient à 80% sunnites. Assad préservait la paix parmi les factions grâce à une armée disciplinée loyale à sa famille. Les officiers bien payés voyaient leur travail valorisé dans la société, les services de renseignements étaient sinistrement efficaces et le recours du régime à la violence brutale modéré, relativement aux autres dirigeants du Moyen-Orient, dont certains de nos alliés actuels. Comme le dit Hersh, « il ne décapitait pas des gens chaque mercredi, comme c’est le cas chez les Saoudiens à la Mecque ».

Un autre journaliste d’expérience, Bob Parry, confirme cette appréciation. « Personne dans la région n’avait les mains propres, mais dans le domaine de la torture, des exécutions de masse, de la suppression des droits de la personne ou du support au terrorisme, Assad était moins terrible que les Saoudiens ». Personne n’aurait cru le régime vulnérable à la vague d’anarchie qui envahit l’Égypte, la Libye, le Yémen et la Tunisie. Il y eut bien quelques manifestations pacifiques au printemps 2011 à Damas contre la répression du régime Assad, surtout des relents du Printemps Arabe qui s’était répandu comme une traînée de poudre à travers les pays de la Ligue arabe l’été précédent. Cependant, des messages dévoilés par WikiLeaks démontrent que la CIA était déjà active sur le terrain en Syrie.

Hésitations de Barack Obama

Les royaumes Sunnites, avec des montagnes de pétrodollars en jeu, s’attendaient à une plus grande implication des États-Unis. Le 4 septembre 2013, le secrétaire d’état John Kerry déclara devant une audience du Congrès que les royaumes sunnites avaient offert de payer la facture d’une invasion de la Syrie destinée à chasser Bashar Assad. « En fait, certains d’entre eux ont dit que si les États-Unis étaient disposés à mettre le paquet comme ils l’ont fait ailleurs (en Irak), ils paieraient la note ». Kerry confirma cette offre au Représentant Ileana Ros-Lehtinen (R-Floride) : « Concernant l’offre faite par les pays arabes d’assumer les coûts d’une invasion pour renverser Assad, la réponse est définitivement oui, ils l’ont dit. L’offre est sur la table ».

Barack Obama en février 2016. Photo Mark Wilson/Getty Images)

Barack Obama en février 2016. Photo Mark Wilson/Getty Images)

En dépit de la pression des Républicains, Barack Obama rebutait à envoyer de jeunes Américains se faire tuer comme mercenaires à la solde d’un conglomérat pétrolier. Il ignora avec sagesse les appels des Républicains à envoyer des troupes sur le terrain en Syrie, ou encore à fournir plus de financement aux « rebelles modérés ». Mais fin 2011, la pression des Républicains et de nos alliés sunnites avait entraîné le gouvernement américain dans la tourmente.

En 2011, les États-Unis se joignirent à la France, au Qatar, à l’Arabie Saoudite, à la Turquie et au Royaume-Uni au sein de la Coalition des Amis de la Syrie, qui réclama officiellement le départ d’Assad. La CIA versa 6 millions de $ à Barada, une chaîne de télévision britannique, pour qu’elle produise des émissions plaidant pour le départ d’Assad.

Naissance de DAESH ou État Islamique

Des documents des renseignements saoudiens, publiés par WikiLeaks, révèlent qu’en 2012, la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite armaient, entraînaient et finançaient des combattants djihadistes radicaux Sunnites venus de Syrie, d’Irak et d’ailleurs pour renverser le régime pro-Shiite d’Assad. Le Qatar, qui avait le plus à gagner, investit 3 milliards de $ dans la rébellion et invita le Pentagone à entraîner les insurgés sur les bases américaines locales. Selon un article de Seymour Hersh paru en avril 2014, les filières d’acheminement d’armes de la CIA étaient financées par la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar.

Ce n’était pas la première fois que le Pentagone jouait avec l’idée de déclencher une guerre civile entre Sunnites et Shiites pour affaiblir les régimes syriens et irakiens dans le but de garder la mainmise sur les ressources pétrochimiques de la région. Un rapport Rand incriminant, commandé par le Pentagone et paru en 2008 détaillait la succession des événements à venir. Le rapport précisait que le contrôle du Golfe Persique et de ses ressources pétrolières demeurera « une priorité stratégique fortement reliée à celle de mener une guerre longue ». Rand recommandait d’avoir recours « aux opérations clandestines, de renseignement et de guerre non-conventionnelle » afin de mener une stratégie de « division pour mieux régner ». « Les États-Unis et ses alliés locaux peuvent utiliser les djihadistes nationalistes pour lancer une campagne à distance » et « les dirigeants américains pourraient capitaliser sur le conflit Shiites-Sunnites en se rangeant du côté des Sunnites conservateurs contre les mouvements de révolte Shiites dans le monde musulman en appuyant les gouvernements autoritaires Sunnites contre un Iran perpétuellement hostile ».

Comme prévu, la réaction exagérée d’Assad à cette crise provoquée de l’étranger – bombardements de repaires sunnites avec des barils explosifs entraînant la mort de civils – exacerba les dissensions entre les Shiites et Sunnites syriens et permit aux dirigeants américains de faire passer une histoire de gazoduc pour une guerre humanitaire. Quand les soldats sunnites commencèrent à déserter l’Armée syrienne en 2013, la coalition occidentale fournit des armes à l’Armée Syrienne Libre pour déstabiliser davantage le pays. La description que la presse faisait de l’Armée Syrienne Libre comme une force cohésive de modérés syriens était un pur délire. Les unités dissoutes se reformaient en centaines de milices indépendantes dont la majorité étaient commandées par des militants djihadistes, ou alliées avec eux, qui se révélèrent les plus engagés des combattants. Les armées sunnites d’Al-Quaeda en Irak franchissaient alors la frontière vers la Syrie et rejoignaient les groupes de déserteurs de l’Armée Syrienne Libre, dont plusieurs étaient armés et entraînés par les États-Unis.

N’en déplaise aux médias qui décrivaient une révolte d’Arabes modérés contre le tyran Assad, les stratèges du renseignement américain savaient dès le début que leurs intermédiaires vers le gazoduc étaient des djihadistes radicaux qui se découperaient un califat islamique à même les régions sunnites de Syrie et d’Iraq. Deux ans avant que les spadassins de l’É.I. fassent leur entrée, une étude de sept pages datée du 12 août 2012, écrite par la Defense Intelligence Agency et obtenue par le groupe de droite Judicial Watch, émit l’avertissement que grâce au support continuel des djihadistes sunnites radicaux par la coalition U.S./Sunnites, « les Salafistes, les Frères Musulmans et Al-Quaeda en Irak (désormais É.I.) sont les forces qui mènent l’insurrection en Syrie ».

Ces groupes avaient réussi à faire dérailler les manifestations pacifiques contre Bashar Al Assad dans une « direction nettement sectaire (Shiites contre Sunnites) » à l’aide de fonds fournis par les États-Unis et les états du Golfe. L’étude précise que le conflit est devenu une guerre civile appuyée par « les pouvoirs religieux et politiques » sunnites. Les rapports décrivent le conflit syrien comme une guerre globale pour le contrôle des ressources de la région « avec d’un côté l’occident, les pays du Golfe et la Turquie appuyant l’opposition à Assad, et de l’autre la Russie, la Chine et l’Iran soutenant le régime ». Les auteurs du rapport de sept pages, au Pentagone, semblaient être d’accord avec les prédictions de l’avènement du Califat de l’É.I. : « Si la situation dégénère, il n’est pas impossible d’assister à la création d’une principauté salafiste, déclarée ou non, en Syrie orientale (Hasaka ou Der Zor), ce qui est précisément ce que l’opposition souhaite, pour isoler le régime syrien ». Le rapport du Pentagone avertit que cette principauté pourrait s’étendre au-delà de la frontière irakienne jusqu’à Mossoul et Ramasi et « proclamer un état islamique issu de son alliance avec d’autres organisations terroristes en Iraq et en Syrie ».

C’est évidemment exactement ce qui s’est passé. Ce n’est pas une coïncidence si les régions occupées par l’É.I. en Syrie correspondent précisément au tracé prévu du gazoduc Qatari.

Dès 2014, nos intermédiaires sunnites horrifièrent la population américaine en coupant des têtes et en poussant un million de réfugiés vers l’Europe. « Les stratégies bâties sur un principe selon lequel l’ennemi de mon ennemi est mon ami peuvent être assez déroutantes » selon Tim Clemente, qui présida la Joint Terrorism Task Force du FBI de 2004 à 2008, responsable en Irak de la liaison entre le FBI, la Police Nationale irakienne et l’armée américaine. « Nous avons commis la même erreur en entraînant les moudjahidines en Afghanistan. Aussitôt après le départ des Russes, nos prétendus amis commencèrent à détruire des antiquités, réduire les femmes en esclavage, mutiler des corps et nous tirer dessus », comme me l’a avoué Clemente lors d’une entrevue.

Lorsque « Djihadi John » commença à exécuter des prisonniers à la télévision pour l’É.I., la Maison Blanche changea d’avis, insistant moins sur la déposition d’Assad que sur la stabilité dans la région. L’administration Obama se distança de l’insurrection que nous avions financée. La Maison Blanche pointa un index accusateur vers nos alliés. Le 3 octobre 2014, le vice-président Joe Biden déclara à des étudiants réunis au Forum John F. Kennedy Jr. de l’Institut de Politique de Harvard que « nos alliés dans la région sont notre principal problème en Syrie ». Il expliqua que la Turquie, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis « tenaient tellement à renverser Assad » qu’ils avaient déclenchée « une guerre Sunnites-Chiites » en fournissant des « centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armement à quiconque se battrait contre Assad. Sauf que les récipiendaires en furent Al-Nusra et Al-Qaida » – les deux groupes qui s’allièrent pour former l’État Islamique en 2014. Le fait que nos « amis » ne suivent pas le plan américain semblait contrarier Biden.

Les dirigeants arabes de tout le Moyen-Orient accusent régulièrement les États-Unis d’avoir créé l’État Islamique. De telles accusations semblent farfelues à la majorité des Américains. Cependant, aux yeux des Arabes, il y a tellement de preuves de l’implication américaine que notre rôle dans la naissance de l’EI ne pouvait être que planifié. En fait, de nombreux combattants de l’É.I. ainsi que leurs officiers sont les héritiers idéologiques et logistiques des djihadistes soutenus par la CIA depuis 30 ans, de Syrie en Afghanistan et d’Égypte en Irak.

Le Président George W. Bush en novembre 2003. Photo Tim Sloan/AFP/Getty Images

Le Président George W. Bush en novembre 2003. Photo Tim Sloan/AFP/Getty Images

Al-Qaeda n’était pas présent en Irak sous Saddam Hussein, avant l’invasion américaine. Le président George W. Bush élimina le gouvernement laïc, et son vice-roi Paul Bremer, dans un monumental acte de mauvaise gestion, suscita la création d’une armée sunnite, laquelle s’appelle maintenant État Islamique. Comment ? Bremer installa les Chiites au pouvoir et bannit le Parti Ba’ath de Saddam Hussein, mettant au chômage 700 000 fonctionnaires et membres du parti, des ministres aux instituteurs, surtout des Sunnites. Puis il dispersa l’armée de 380 000 hommes, à 80% Sunnites. Les décisions de Bremer ôtèrent à un million de Sunnites irakiens leurs rangs, biens, statuts et pouvoir. Ces gens en colère, éduqués et compétents, bien armés et entraînés, n’avaient plus grand chose à perdre. L’insurrection Sunnite se baptisa Al-Qaeda en Irak. À partir de 2011, nos alliés financèrent l’intrusion de combattants d’AQI en Syrie. En avril 2013, une fois établi en Syrie, AQI se rebaptisa État Islamique au Levant (ISIS). Selon Dexter Filkins du New Yorker, « l’É.I. est dirigé par un conseil d’ex-généraux irakiens… Plusieurs, anciens membres du parti laïc Ba’ath, se sont convertis à l’Islam dans les geôles américaines ». Le demi milliard de $ qu’Obama octroya en aide militaire à la Syrie bénéficia presque certainement à ces militants djihadistes.

Tim Clemente (Joint Terrorism Task Force) m’a dit que la différence entre les conflits syrien et irakien est ce million d’hommes en âge de combattre qui prennent la fuite vers l’Europe au lieu de rester sur place se battre pour leur communauté. L’explication la plus évidente est que les éléments modérés de la population fuient une guerre qui n’est pas la leur. Ils cherchent seulement à éviter d’être pris en étau entre la tyrannie d’Assad, soutenue par la Russie, et les djihadistes Sunnites que nous avons encouragés à s’engager dans cette guerre planétaire pour les gazoducs. On ne peut reprocher au peuple syrien de ne pas adhérer au plan élaboré à Washington ou Moscou quant à l’avenir de leur pays. Les superpuissances n’offrent pas de perspective d’avenir aux modérés ni une raison de s’impliquer dans le conflit. Et personne n’a envie de mourir pour un gazoduc.

Conclusion : quelle est la solution ?

Si notre but est une paix durable au Moyen-Orient, le gouvernement des pays arabes souverains et la sécurité nationale chez nous, nous devons garder à l’esprit l’histoire récente et en tirer des leçons, dans toute intervention à venir. Nous ne pourrons examiner correctement les décisions de nos dirigeants que lorsque nous, Américains, aurons assimilé le contexte historique et politique de ce conflit. À l’aide de la même iconographie et rhétorique que lors de la guerre contre Saddam Hussein en 2003, nos dirigeants ont fait croire aux Américains que notre intervention en Syrie est une croisade contre la tyrannie, le terrorisme et le fanatisme religieux. Nous avons tendance à taxer de cynisme les Arabes qui suggèrent que la crise actuelle est une réédition du même vieux scénario sur les pipelines et la géopolitique. Si nous voulons une politique étrangère efficace, il nous faudra reconnaître que le conflit syrien se confond avec la myriade des guerres pétrolières clandestines et non-avouées dans lesquelles nous sommes impliqués au Moyen-Orient depuis 65 ans. Ce n’est que lorsque nous considérerons ce conflit comme une guerre par procuration au sujet d’un gazoduc que les événements deviendront compréhensibles. C’est le seul paradigme qui explique

  • pourquoi le parti Républicain au Capitole et l’administration Obama tiennent davantage à changer le régime qu’à instaurer une stabilité régionale ;
  • pourquoi l’administration Obama ne trouve pas de Syriens modérés pour combattre dans cette guerre ;
  • pourquoi l’É.I. a fait sauter un avion civil russe ;
  • pourquoi les Saoudiens viennent d’exécuter un religieux Shiite influent, pour ensuite voir leur ambassade incendiée à Téhéran ;
  • pourquoi la Russie bombarde des combattants n’appartenant pas à l’É.I. ;
  • et pourquoi la Turquie s’est donné bien du mal pour abattre un jet russe.

 

Le million de réfugiés qui se déverse sur l’Europe fuit une guerre de gazoduc et une gaffe de la CIA.

Clemente compare l’É.I. au FARC de Colombie – un cartel de la drogue qui mobilise ses soldats à l’aide d’une idéologie révolutionnaire. « Considérez l’É.I. comme un cartel de la drogue » dit-il, « au bout du compte, l’argent est le principe directeur. L’idéologie religieuse est l’outil qui motive les soldats à sacrifier leur vie pour un cartel pétrolier ».

Sous le vernis humanitaire, si on considère le conflit syrien comme une guerre pétrolière, notre stratégie de politique étrangère devient simple. Pas plus que les Syriens qui fuient vers l’Europe, les Américains ne veulent envoyer leurs enfants mourir pour un gazoduc. En fait, la solution est la seule dont personne ne parle jamais : nous devons abandonner le pétrole du Moyen-Orient, un but de plus en plus réaliste dans le contexte où les États-Unis gagnent en indépendance énergétique. Puis, il faut réduire de façon spectaculaire notre présence militaire au Moyen-Orient et laisser les Arabes gouverner l’Arabie. Les États-Unis n’ont pas de rôle légitime à jouer dans ce conflit, hormis assurer l’intégrité des frontières d’Israël et offrir de l’aide humanitaire. Les faits prouvent que nous avons contribué à créer cette crise, mais l’histoire démontre que nous sommes quasi-impuissants à la régler.

C’est justement en contemplant l’histoire qu’on se rend compte que chacune de nos interventions armées au Moyen-Orient depuis la Seconde guerre mondiale s’est soldée par un échec retentissant assorti de conséquences horriblement coûteuses. En 1997, un rapport du ministère de la Défense concluait que « selon les données, il y a une forte corrélation entre les interventions américaines à l’étranger et l’augmentation des attaques terroristes contre les États-Unis ». Voyons les choses en face : cette « guerre à la terreur » n’est en fait qu’une guerre pétrolière comme les autres. Nous avons flambé 6 000 milliards de $ pour trois guerres à l’étranger, et pour implanter un état de crise permanent en matière de sécurité ici même, depuis que le magnat du pétrole Dick Cheney déclara la « guerre à long terme » en 2001. Elle n’a profité qu’aux entreprises qui travaillent pour les militaires, aux compagnies pétrolières qui ont fracassé des records de profits historiques, aux agences de renseignement dont le pouvoir et l’influence ont décuplé au détriment de nos libertés, et aux djihadistes qui transforment chacune de nos interventions en outils de recrutement efficace. Nous avons trahi nos idéaux, envoyé notre propre jeunesse à l’abattoir, tué des centaines de milliers d’innocents et dilapidé nos ressources nationales dans de coûteuses entreprises sans résultats. Ce faisant, nous avons aidé nos pires ennemis et transformé ce phare de la liberté qu’étaient les États-Unis en un état policier et en paria moral international.

Nos Pères fondateurs nous avaient prévenu des périls associés à l’état de guerre, aux embrouilles internationales et, comme le disait John Quincy Adams, « à chercher à l’étranger des monstres à détruire ». Ces hommes sages avaient compris que l’impérialisme est incompatible avec la démocratie et la sauvegarde domestique des droits de l’homme. La Charte de l’Atlantique reflétait leur foi dans l’idéal emblématique américain selon lequel chaque nation a droit à l’auto-détermination. Au cours des sept dernières décennies, les frères Dulles, la bande à Cheney, les néoconservateurs et leurs consorts ont perverti les principes fondamentaux des idéaux américains en déployant notre appareil militaire et de renseignement au profit des intérêts de grosses corporations, en particulier les pétrolières et les compagnies d’armement qui se sont bourré les poches pendant ces conflits.

Il est temps pour les Américains de remettre les États-Unis sur la voie de ses idéaux et de la démocratie, en l’écartant de ce nouvel impérialisme. Nous devrions laisser les Arabes gouverner l’Arabie et consacrer nos énergies à bâtir un grand pays chez nous. Pour commencer, nous devons non pas envahir la Syrie, mais nous débarrasser de cette dépendance au pétrole qui empoisonne la politique étrangère américaine depuis un demi-siècle.

 C.M./P.J.


[1] Né le 17 janvier 1954, c’est un environnementaliste réputé, président de la Waterkeeper Alliance. Son plus récent ouvrage : Thimerosal, Let The Science Speak.

[2] Son père, aussi Robert Francis, dit Bobby Kennedy, candidat à la présidence en 1968 suite à l’assassinat du président John Fitzgerald K., fut aussi assassiné, deux mois après Martin Luther King, au moment où il s’adressait à ses partisans quatre heures après sa victoire-clé en Californie aux primaires du Parti démocrate.

[3] L’auteur aurait dû mentionner les massacres de Bruxelles et ceux en Afrique (Tunisie, Libye, Nigéria, Soudan, Burkina Faso etc.).