
Dmitri Mouratov et Maria Ressa. Photos AP
Les deux lauréats « sont les représentants de tous les journalistes qui défendent cet idéal dans un monde où la démocratie et la liberté de la presse sont confrontées à des conditions de plus en plus défavorables », a déclaré la présidente du comité Nobel norvégien, Berit Reiss-Andersen, à Oslo.
Agée de 58 ans, Maria Ressa a cofondé la plate-forme numérique de journalisme d’investigation Rappler en 2012, qui a braqué les projecteurs sur « la campagne antidrogue controversée et meurtrière du régime Duterte », a fait valoir le comité Nobel. D’un an son aîné, Dmitri Mouratov a quant à lui été l’un des cofondateurs et rédacteurs en chef du journal Novaïa Gazeta, l’une des rares publications encore indépendantes en Russie, où la dissidence se heurte à une féroce répression. Ce dernier a annoncé qu’il dédiait son prix à son journal et à ses collègues assassinés pour leur travail et leurs enquêtes et a fait savoir qu’il aurait « voté pour […] Alexeï Navalny », opposant au pouvoir de Vladimir Poutine.
28.10.21 – Manille, Philippines – Karina Lagdameo-Santillan
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« Je suis sans voix », c’est tout ce que Maria Ressa, cofondatrice et directrice générale de Rappler, une agence de presse indépendante philippine a pu dire lorsqu’elle a reçu le prix Nobel de la paix 2021, un prix partagé avec Dmitry Muratov, cofondateur et rédacteur en chef du journal indépendant russe Novaya Gazeta.
Préserver la liberté d’expression, une condition préalable pour la démocratie et pour une paix durable dans un monde où la démocratie et la liberté de la presse sont confrontées à des conditions de plus en plus défavorables. »
En plus, « Un journalisme libre, indépendant et fondé sur des faits sert à protéger contre les abus de pouvoir, les mensonges et la propagande de guerre. Le comité Nobel Norvégien est convaincu que la liberté d’expression et la liberté d’information contribuent à garantir un public informé. Ces droits sont des conditions préalables essentielles à la démocratie et à la protection contre les guerres et les conflits. L’attribution du prix Nobel de la Paix à Maria Ressa et Dmitry Muratov vise à souligner l’importance de la protection et de la défense de ces droits fondamentaux. »
Appelés « représentants de tous les journalistes qui soutiennent cet idéal », les deux lauréats ont travaillé sans relâche pour défendre et protéger la liberté d’information avec la ferme conviction que les citoyens ont un droit fondamental de connaître les faits. Un droit vraiment crucial à notre époque où les mensonges, la désinformation et les fausses nouvelles abondent.
Qui sont-ils ?
Maria Ressa a été récompensée pour avoir utilisé la liberté d’expression pour « dénoncer les abus de pouvoir, le recours à la violence et l’autoritarisme croissant dans son pays natal, les Philippines ». Maria Ressa est la cofondatrice et la directrice générale du site d’information Rappler, crée en 2012. À ce jour, Rappler compte 4,5 millions d’adhérents sur Facebook et s’est fait connaître pour ses analyses intelligentes et ses enquêtes percutantes et basées sur des faits.
Disant la vérité à ceux au pouvoir, Rappler a ouvertement critiqué le président Rodrigo Duterte et ses politiques, publiant abondamment au sujet de la guerre meurtrière du président populiste contre la drogue, et portant un regard critique sur les questions de misogynie, de violation des droits humains et de corruption. En outre, elle a personnellement enquêté et dénoncé la diffusion de la propagande gouvernementale sur les médias sociaux.
Première Philippine à recevoir le prix Nobel de la paix, Mme. Ressa a été la cible d’attaques en raison de la couverture critique de l’administration du président Rodrigo Duterte par son organisation médiatique ; en outre, elle montre la voie pour la lutte mondiale contre la désinformation. Au 10 août 2021, il y a au moins sept affaires actives contre Rappler en cours devant les tribunaux. En juin 2020, Mme Ressa et Reynaldo Santos Jr, un ancien chercheur, ont été condamnés pour diffamation informatique. Actuellement, Mme Ressa et Santos sont en liberté sous caution et ont déposé leur appel auprès de la Cour d’appel. En dépit de toutes les menaces et le harcèlement, Rappler continue à publier quotidiennement des rapports basés sur des preuves et des faits et a créé une communauté axée sur l’action.
À ce jour, Mme. Ressa et Rappler restent fermes dans leur engagement à continuer dans la même direction, à demander des comptes au pouvoir et à l’autorité, et à continuer à se battre pour obtenir des résultats.
« Cela montre que le comité du prix Nobel de la paix a compris qu’un monde sans faits veut dire un monde sans vérité ni confiance », a déclaré Mme. Ressa. Pour paraphraser ce qu’elle a dit lors d’une récente conversation, les faits créent la vérité et la vérité crée la confiance. Les faits sont nécessaires pour résoudre les problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui. La vérité engendre la confiance dont nous avons besoin pour créer le monde dans lequel nous voulons vivre.
Voici la déclaration de Rappler en réponse à l’annonce du comité du prix Nobel :
« Rappler est honoré – et stupéfait – par le prix Nobel de la Paix décerné à notre directrice générale Maria Ressa. Ce prix n’aurait pas pu arriver à un meilleur moment – un moment où les journalistes et la vérité sont attaqués et mis à mal. Nous remercions le comité Nobel de reconnaître tous les journalistes aux Philippines et dans le monde, qui continuent à faire briller la lumière même pendant les heures les plus sombres et les plus difficiles. Merci à tous ceux qui ont pris part à la lutte quotidienne pour défendre la vérité et qui tiennent bon avec nous. Félicitations, Maria ! »
M. Muratov, cofondateur et rédacteur en chef du journal indépendant Novaya Gazeta a défendu pendant des décennies la liberté d’expression en Russie dans des conditions de plus en plus difficiles. Le communiqué de presse du comité Nobel a déclaré que « En 1993, M. Muratov a été l’un des fondateurs du journal indépendant Novaya Gazeta. Rédacteur en chef du journal depuis 1995, il a occupé cette position pour un total de 24 ans. Novaya Gazeta est le journal le plus indépendant en Russie aujourd’hui, avec une attitude fondamentalement critique envers le pouvoir. Le journalisme basé sur les faits et l’intégrité professionnelle du journal en ont fait une source d’information importante sur les aspects répréhensibles de la société russe rarement mentionnés par d’autres médias. Depuis sa création en 1993, Novaya Gazeta a publié des articles critiques sur des sujets allant de la corruption, la violence de la police, les arrestations illégales, la fraude électorale et les « usines à trolls », à l’utilisation des forces militaires russes à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie.
Les adversaires de Novaya Gazeta ont répondu par le harcèlement, les menaces, la violence et le meurtre. Depuis la création du journal, six de ses journalistes ont été tués, dont Anna Politkovskaïa qui a écrit des articles révélateurs sur la guerre en Tchétchénie. Malgré les meurtres et les menaces, le rédacteur en chef Muratov a refusé d’abandonner la politique d’indépendance du journal. Il a toujours défendu le droit des journalistes d’écrire ce qu’ils veulent sur ce qu’ils veulent, tant qu’ils se conforment aux normes professionnelles et éthiques du journalisme.
M. Muratov a dédié son prix aux journalistes de Novaya Gazeta qui ont été tués en raison de leur travail. Le prix a été décerné un jour après le 15e anniversaire de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, l’une des meilleurs journalistes d’investigation du journal et une critique virulente de la guerre de la Russie en Tchétchénie. Elle a été abattue dans l’ascenseur de son immeuble.
« Je ne peux pas m’attribuer tout le mérite. Il faut remercier Novaya Gazeta et ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d’expression », a-t-il déclaré à l’agence de presse russe Tass.
« Nous allons utiliser ce prix dans l’intérêt du journalisme russe que les autorités tentent actuellement de réprimer » a dit M. Muratov à Podyom, un site consacré au journalisme. « Nous allons essayer d’aider les personnes qui ont été reconnues comme des agents et qui sont maintenant traitées comme de la saleté et qui sont exilées du pays. »
Les lauréats du prix prestigieux ont été choisis parmi 329 candidats.
Pourquoi le comité du prix Nobel a-t-il attribué le prix de la paix à deux journalistes intrépides ? C’est la première fois en 86 ans que le prix de la paix est attribué à des journalistes. L’Allemand Carl von Ossietzky l’avait reçu en 1935 pour avoir révélé le programme secret de réarmement de l’Allemagne après la guerre.
Mme. Reiss-Andersen a déclaré que le comité Nobel désirait que ce prix envoie un message sur l’importance d’un journalisme rigoureux à une époque où la technologie permet plus facilement que jamais de répandre des mensonges. « Nous constatons que les gens sont manipulés par la presse, et… le journalisme basé sur les faits et de haute qualité est en fait de plus en plus restreint », a-t-elle déclaré à Reuters.
« Sans la liberté d’expression et la liberté de la presse, il sera difficile de promouvoir avec succès la fraternité entre les nations, le désarmement et un meilleur ordre mondial à notre époque. L’attribution du prix Nobel de la paix de cette année est donc fermement ancrée dans les dispositions du testament d’Alfred Nobel. »
Le prix Nobel de la paix sera remis le 10 décembre, date de l’anniversaire de la mort de l’industriel suédois Alfred Nobel, qui a créé les prix dans son testament de 1895.
Pierre-Henry Deshayes – AFP à Oslo 10 décembre 2021 – extraits
Mme Ressa a reçu la prestigieuse récompense à l’hôtel de ville d’Oslo conjointement avec le Russe Dmitri Mouratov, rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, rare journal encore indépendant dans un paysage médiatique largement mis au pas en Russie.
En recevant le Nobel de la paix, la journaliste philippine de 58 ans Maria Ressa a lancé une virulente attaque contre les géants américains des technologies, coupables selon elle de laisser par cupidité se déverser « une boue toxique » sur les réseaux sociaux, s’en prenant sans les nommer explicitement aux « entreprises américaines de l’Internet » comme Facebook, Twitter et YouTube. « Avec son pouvoir quasi divin », a-t-elle dit, leur technologie « a permis au virus du mensonge d’infecter chacun de nous, nous dressant les uns contre les autres, faisant ressortir nos peurs, notre colère et notre haine, et préparant le terrain pour la montée des dirigeants autoritaires et des dictateurs ».
« Notre plus grand besoin aujourd’hui est de transformer cette haine et cette violence, la boue toxique qui parcourt notre écosystème d’information, privilégiée par les entreprises américaines de l’Internet qui gagnent plus d’argent à mesure qu’elles répandent cette haine et déclenchent ce qu’on a de pire en nous », a-t-elle affirmé.
Mme Ressa a souligné l’importance d’une information fiable en période de pandémie ou d’élections, comme celles qui s’annoncent l’an prochain aux Philippines, mais aussi en France, aux États-Unis ou encore en Hongrie.
« Ces entreprises américaines […] sont fâchées avec les faits, fâchées avec les journalistes. Par nature, elles nous divisent et nous radicalisent », a-t-elle souligné.
Aux manettes de Rappler, un site très critique du président philippin, Rodrigo Duterte, Mme Ressa fait l’objet de sept poursuites judiciaires dans son pays qui pourraient, selon elle, lui valoir au total une centaine d’années de prison. Condamnée pour diffamation l’an dernier mais en liberté conditionnelle, elle a été contrainte de demander à quatre tribunaux la permission d’aller chercher son Nobel.
Record de journalistes emprisonnés
En date du 1er décembre, au moins 1636 journalistes avaient été tués sur la planète en 20 ans, selon un bilan de Reporters sans frontières (RSF), dont 46 depuis le début de l’année 2021.Par ailleurs, avec 293 reporters derrière les barreaux, jamais le nombre de journalistes emprisonnés dans le monde n’a été aussi élevé, d’après le Comité de protection des journalistes (CPJ).