agora_logoL’Agora des Habitants de la Terre a été créée fin 2018 en Italie par des citoyens ressortissants de l’Allemagne, de l’Argentine, de la Belgique, du Brésil, du Cameroun, du Chili, de l‘Espagne, de la France, de l’Inde, de l’Italie, du Liban, du Portugal, du Québec (Canada, de la Suisse).

Nous reproduisons ici la Déclaration rédigée par l’Agora des Habitants de la Terre suite au rejet, par des groupes dominants des pays riches, de la requête de l’Afrique du Sud et de l’Inde de suspendre provisoirement l’application des brevets sur les médicaments (vaccins compris) anti-Covid-19. Déjà, début septembre, POUR avait publié deux articles, « vaccins pour tous ou profits pour quelques-uns ? » et, avec Riccardo Petrella « Faire du vaccin anti-Covid-19 un bien public mondial » qui plaidaient pour que les futurs vaccins ne n’inscrivent pas dans la logique perverse des brevets sur le vivant. Hélas, une fois encore, la priorité a été donnée au commerce, au détriment de la santé et de la vie de millions d’humains.

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Les faits

Le monde se retrouve dans la même situation qu’en décembre 2002 lorsque les pays riches, États-Unis et Europe en tête, refusèrent d’abandonner les brevets sur les vaccins anti-SIDA provoquant une nouvelle profonde fracture sociale entre ls pays du « Nord » et ceux du « Sud », en particulier les pays africains, principales victimes du SIDA [1].

Le 16 octobre 2020, les États-Unis, l’UE, la Norvège, le Royaume-Uni, la Suisse, le Canada, l’Australie… ont rejeté, dans le cadre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), la demande soumise par l’Afrique du Sud, l’Inde e d’autres pays du « Sud », soutenue aussi par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), de suspendre provisoirement l’application des règles des Traités ADPIC (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce) (en anglais TRIPs). Les principales entreprises pharmaceutiques mondiales détentrices de brevets sur le vivant viennent toutes des pays qui ont voté contre la suspension [2].

Deux observations immédiates :

  • le lien étroit entre les entreprises pharmaceutiques mondiales et les États qui ont voté contre montre clairement que les pouvoirs publics de ces pays ont surtout défendu les intérêts économiques des entreprises privées et agi sciemment contre le droit humain à la santé de tous les habitants de la Terre, dans l’égalité, la dignité et la justice ;
  • l’OMC est un organisme international de la famille des institutions dites de Bretton Woods (dont la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International font partie), compétent dans le domaine du commerce international. En revanche, l’Organisation Mondiale de la Santé, partie intégrante de l’ONU, constitue l’agence internationale compétente en matière de politique mondiale de la santé. La décision du 16 octobre a consacré le fait que l’OMC détient, même dans le domaine de la santé, des pouvoirs décisionnels plus grands que ceux de l’OMS. Pire, la santé des habitants des pays riches vaut plus que la santé des populations appauvries, car elle rapporte davantage sur le plan financier.

 

Double aberration. Pourquoi ?

Comme l’on sait, les brevets sur le vivant ont été autorisés pour la première fois de l’histoire par la Cour Suprême des États-Unis en 1990 et puis par l’Union européenne en 1998, malgré de fortes oppositions à travers le monde de la part d’un très grand nombre d’associations de la société civile en révolte contre la marchandisation et la privatisation du vivant. Or, les brevets octroient aux entreprises privées le droit de propriété et d’usage exclusifs à but lucratif pendant 20 ans sur les organismes vivants (molécules, cellules, gènes… et leurs produits, tels que médicaments, vaccins…). Cet accaparement prédateur de la vie que les pouvoirs publics ont offert aux capitaux privés au nom-alibi de la science est aberrant ! L’histoire des 30 dernières années montre que les brevets ont été et restent l’instrument-clé de l’enrichissement financier des entreprises pharmaceutiques, de la privatisation des systèmes de santé et du conséquent démantèlement de la sécurité sociale publique et du droit à la santé. Dans ce contexte, ce n’est pas étonnant que les inégalités sociales dans la couverture sanitaire des populations entre pays riches et pays appauvris et entre les classes sociales n’ont fait qu’augmenter [3]. La pandémie du Covid-19 confirme que les politiques mises en place à ce jour n’ont pas empêché l’aggravation des inégalités à tous les niveaux.

Certes, une grande responsabilité revient aux différentes formes de « nationalisme dit vaccinal ». Les plus violentes se manifestent actuellement aux États-Unis de Trump, celui-ci étant, par exemple, responsable de crime contre l’humanité dans le cas de l’achat en mai dernier de tout le stock disponible du médicament Remdesivir® de l’entreprise américaine Gilead Sciences (une des plus grandes entreprises pharmaceutiques mondiales en termes de capitalisation boursière), considéré un remède efficace pour un prompt rétablissement contre le Covid-19. Trump a effectué l’achat avec la volonté explicite de garantir le médicament aux citoyens américains en sachant que ce faisant il allait empêcher l’accès aux autres populations du monde jusqu’en septembre/octobre [4]. Et que dire lorsque les pays riches (15% de la population mondiale, États-Unis et Union Européenne en tête) ont déjà signé des accords avec les plus importantes entreprises pharmaceutiques mondiales pour des milliards d’euros à titre d’achat anticipé de 60% des doses des vaccins estimées disponibles en 2021 et 2022, laissant moins de 40% aux 85% restant des habitants de la Terre ? [5]. On est bien loin de l’exhortation du Pape François pour plus de fraternité mondiale. Ce n’est plus du nationalisme sécuritaire médical, c’est tout simplement une politique de violence et d’injustice faite au droit à la santé des populations des pays appauvris. Ce qui est aussi aberrant. Par son refus, l’OMC devient l’organisation mondiale fossoyeuse du bien commun, et par là, se rend de facto responsable indirect de la mort de centaines de milliers d’individus exclus de l’accès aux soins par des mécanismes économiques.

Que faire ? Intervenir aux racines du déni du droit universel à la santé

Cette politique plonge ses racines dans l’abandon du principe des droits universels à la vie en tant qu’inspiration fondamentale du vivre ensemble et de la reconnaissance des biens et des services essentiels pour la vie en tant que biens communs publics mondiaux. Le principe et la reconnaissance ont été à la base de l’État de droit et de la société du welfare et de l’obligation des États de garantir les droits universels par la sauvegarde, le soin et la promotion des biens communs publics mondiaux.

Cette politique a un nom. Elle s’appelle « la politique de l’accès équitable et à prix abordable via le marché aux biens et aux services essentiels pour la vie ». Elle fait partie intégrante du système de « gouvernance économique mondiale » mis en place à partir des années ’80 en substitution du système de gouvernement public. La substitution a été faite au nom des thèses « gouverner sans les gouvernements », « moins d’État », « forget governments, company rules OK ».

La santé, comme l’eau, l’alimentation, le logement et le transport font partie des biens communs de l’humanité auxquels chacun doit pouvoir accéder dans l’égalité en dignité et dans la justice. Leur privatisation est le résultat d’une vision du monde essentiellement économique, marchande, utilitaire, inspirée par la rivalité et l’exclusion.

L’important programme de coopération multilatérale internationale de lutte contre le Covid-19 appelé ACT (Access to Covid-19 Tools Accelerator), lancé le 24 avril de cette année par l’OMS et dont l’Union européenne a pris la direction en collaboration avec d’autres États, la Banque mondiale, le World Economic Forum et des fondations (telles que la Fondation Melissa et Bill Gates) a comme objectif explicite d’assurer à tous l’accès à la thérapie contre le Covid-19 de manière équitable et à prix abordable. L’application du système des brevets constitue l’axe central du programme. Les deux organismes porteurs, la CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovations) et la GAVI (Global Alliance on Vaccines and Immunisation) les exemples majeurs du partenariat public-privé qui marque l’architecture d’ensemble du programme, destinés à manœuvrer le système des brevets [6.]

La proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud (comme les nombreux appels publiés depuis avril en faveur de la promotion des vaccins anti-Covid-19 en tant que biens publics mondiaux adressés à l’ONU et aux grandes puissances mondiales) a représenté une tentative sérieuse et justifiée de libérer la lutte mondiale contre le Covid-19 de la soumission aux intérêts privés des États les plus puissants et des groupes industriels, commerciaux et financiers mondiaux privés.

Dans une Lettre ouverte au Secrétaire général de l’ONU que nous lui avons envoyée le 7 septembre 2020, avant la 75ème Assemblée générale de l‘ONU, notre association a proposé trois initiatives d’action à prendre sans tarder.

  • Abandonner en 2020 et 2021 la brevetabilité du (des) vaccin(s) contre la Covid-19 à titre privé et à but lucratif, et création d’une task force mondiale de l’ONU chargée de proposer une révision des règles en vigueur en matière de propriété intellectuelle.
  • Favoriser le lancement d’un programme mondial « Une nouvelle finance pour la santé de tous ». Le programme aurait comme but de promouvoir une forte capacité de production et de collecte de ressources financières autonomes des pays dits « pauvres », grâce, entre autres à une Banque mondiale transformée graduellement dans une « caisse de dépôts et de consignations » mondiale.
  • Mettre en place un groupe de travail chargé d’évaluer et formuler des propositions concernant la création d’un Conseil de Sécurité mondial des biens communs et publics mondiaux (pour commencer : eau, santé, connaissance) [7].

 

L’opinion publique sait depuis longtemps qu’on ne peut pas compter sur les États-Unis pour lutter contre la catastrophe environnementale et climatique, pour l’éradication de l’appauvrissement, construire la paix. On peut encore moins compter sur les compagnies multinationales. Il est dommage de constater que les dirigeants européens actuels, politiques, économiques et technoscientifiques croient surtout aux logiques du commerce, de la technologie et de la finance et non pas aux droits et à la sécurité de vie de la population mondiale.

Il est temps de travailler pour la libération de l’humanité de la domination des accapareurs privés de la vie. Les solutions possibles existent.


[1] La Repubblica, 22 décembre 2002, p.14

[2] https://www.businesstoday.in/current/economy-politics/no-consensus-on-india-south-africas-wto-proposal-to-waive-off-patent-rights-for-covid-19-innovation/story/419292.html

[3] Voir OMS, Rapport sur le suivi sur l’e état de la couverture sanitaire universelle, OMS, septembre 2019

[4] Riccardo Petrella, “Trump et Erdogan, crimes contre l’humanité”, https://www.pressenza.com/fr/2020/08/trump-et-erdogan-crimes-contre-lhumanite/

[5] https://www.oxfamfrance.org/communiques-de-presse/un-petit-groupe-de-pays-riches-a-achete-plus-de-la-moitie-des-futures-doses-du-vaccin-contre-la-covid-19/.

[6] Pour une analyse de l’architecture de l’ACT, voir Riccardo Petrella, https://www.pressenza.com/fr/2020/05/la-reponse-du-monde-au-coronavirus-quelle-mystification/

[7] Agora des Habitants de la Terre, Déclaration. Pour un système global, commun et public de la santé e de la sécurité de la vie, libre de brevets, hors marché, 9 juillet 2020, et Agora des Habitants de la Terre : http://www.associations21.org/lettre-ouverte-vaccin-covid-19-sante-et-biens-publics-mondiaux/ .