L’intervention à faible intensité ou comment renverser le gouvernement du Venezuela.

Dans son ouvrage Killing Hope, William Blum décrit par le menu 55 opérations de changement de régime menées par les États-Unis, de Chine à Haïti, de 1945 à 1994. Noam Chomsky recommande ce bouquin, à son avis “le meilleur sur le sujet”. De fait, c’est une excellente mise en contexte de la situation actuelle au Venezuela.

Depuis la parution de Killing Hope en 1995, les États-Unis ont initié au moins 13 de ces interventions: ex-Yougoslavie, Afghanistan, Iraq, Haïti (pour une 3e fois depuis la Deuxième guerre mondiale), Somalie, Honduras, Libye, Syrie, Ukraine, Yemen, Iran, Nicaragua… dont certaines sont toujours en cours. Et maintenant, le Venezuela.

Blum explique que les États-Unis préfèrent désormais les “conflits à faible intensité” aux guerres ouvertes. Les grandes offensives (Corée, Vietnam) ont été déclenchées à une époque où les É-U se croyaient invicibles. Mais depuis la guerre d’anihilation en Iraq, ils ont embrassé la doctrine Obama de conflits plus discrets, souvent menés par procuration.

Un conflit à faible intensité se déroule en quatre étapes : les sanctions ou guerre économique; la propagande ou guerre d’information; le conflit clandestion ou par procuration; le bombardement ou l’invasion. Au Venezuela, les É-U mettent en pratique les deux premières, et laissent entendre que les deux suivantes sont des options. Les deux premières ont réussi à créer le chaos sans toutefois parvenir à faire chuter le gouvernement. Ces stratégies ont été particulièrement développées sous la gouverne de Barack Obama, pourtant prix Nobel de la paix.

Tous comptes faits, Obama a eu plus recours aux bombardements que Bush fils, et a déployé ses forces spéciales dans 150 pays. Mais il s’est toujours arrangé pour que la grande majorité des morts et blessés soient Afghans, Syriens, Iraquiens, Somaliens, Libyens, Ukrainiens, Yéménites et autres, et rarement Américains. L’expression “conflit à faible intensité” signifie en effet que les pertes humaines et matérielles sont faibles, mais pour les américains seulement. Les pertes en Afghanistan en fournissent un bel exemple. Le président Ghani déclarait récement que 45 000 membres des forces de sécurité afghanes avaient été tués depuis 2014, contre seulement 72 soldats américains et de l’OTAN. “Ça illustre bien qui se battait”, a-t-il ironisé.

Le Venezuela soumis à la guerre à faible intensité.

Faible intensité ne veut pas dire que les États-Unis manquent d’acharnement et de virulence quand vient le temps de renverser un régime qui résiste à l’impérialisme américain – surtout quand il est assis sur une réserve de pétrole. Ce n’est pas un hasard si les deux principales cibles des opérations de renversement de régime en cours sont l’Iran et le Venezuela, deux de ces quatre plus importantes réserves, les deux autres étant l’Arabie saoudite et l’Irak.

Le gouvernement américain s’oppose à la révolution socialiste vénézuelienne depuis l’élection d’Hugo Chavez en 1998. Contrairement à la croyance répandue aux É-U, Chavez n’était pas un monstre sanguinaire et il était populaire, grâce à ses programmes sociaux qui firent chuter le taux de pauvreté de 40% à 7% de 1996 à 2010. La mortalité infantile baissa de moitié et le taux de manutrition baissa de 21% à 5%. Tout ceci faisait du Venezuela le pays le plus égalitaire de la région, selon l’indice Gini.

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Hugo Chavez et Fidel Castro en 2006.

Depuis la mort de Chavez en 2013, le Venezuela s’est engagé dans une spirale descendante provoquée par les erreurs de gestion du gouvernement, la corruption et la chute soudaine du prix du pétrole. Le Venezuela tire 95% de ses revenus du pétrole. L’effondrement des prix en 1994 fit que le pays eut un besoin urgent de financement pour combler les trous dans son budget. Les sanctions économiques imposées par les É-U avaient pour but de couper l’accès du Venezuela au système de financement international dominé par les américains, pour reconduire et financer sa dette. Le système monétaire étant largement dominé par les grandes banques américaines, la stratégie d’étranglement du gouvernement vénézuélien semble s’appliquer à la lettre.

Le gel des actifs de CITGO aux États-Unis a aussi privé le Venezuela d’un milliard de $ par année. Les sanctions imposées en 2017 par D. Trump auraient coûté 6 milliards dès la première année de leur application. Bref, les sanctions sont là pour “faire hurler leur économie”, pour reprendre les mots de Richard Nixon lorsqu’il imposa les sanctions au Chili suite à l’élection de Salvador Allende en 1970 – celui-ci avait l’impudence de vouloir nationaliser les mines de cuivre….

Le raporteur de l’ONU, Alfred De Zayas, écrit dans son rapport sur le Venezuela en 2017 que s‘il critique la dépendance au pétrole, les erreurs de gouvernance et la corruption, il pointe du doigt la guerre économique menée par les É-U afin d’exacerber sérieusement la détérioration des conditions de vie de la population. Il recommendait que la Cour Internationale enquête sur ces sanctions afin de déterminer si l’utilisation d’une telle stratégie peut être considérée comme un crime contre l’humanité. De fait, la conséquence est dramatique; l’économie du Venezuela a rétréci de moitié depuis 2014, la plus importante contraction jamais observée en temps de paix.

Pendant que le peuple venezuelien est confronté à la pauvreté, à la malnutrition et aux menaces d’invasion, les entreprises pétrolières américaines sont attirées par ce très important filon d’or noir : une vente de feu en bloc de l’industrie pétrolière à des intérêts étrangers et la privatisation de plusieurs secteurs de l’économie, de l’hydroélectricité à l’industrie sidérurgique, l’aluminium, sans oublier les mines d’or. Il ne s’agit pas ici de spéculation : c’est ce qu’a promis Juan Guaido à ses commanditaires américains s’ils réussissent à faire tomber le gouvernement Maduro.

Éliminer un gouvernement dans l’intérêt des grandes sociétés transnationales.

Le gouvernement américain prétend agir dans l’intérêt de la population. Mais, selon des sondages réalisés par la firme locale Hinterlaces, 80% des Venezueliens s’opposent aux sanctions économiques et 86% rejettent l’idée d’une intervention militaire américaine.

Chacune des campagnes de changement de régime menées par les États-Unis a irrémédiablement entraîné le peuple dans la pauvreté, le chaos et la violence. En quoi le Venezuela – ou la Corée du Nord, ou l’Iran – est-il différent de l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie ou n’importe lequel des 64 autres pays ciblés par les interventions américaines ?

Le Mexique, l’Uruguay, et plusieurs autres pays se sont engagés dans la voie diplomatique pour aider le peuple venezuelien à résoudre ses conflits politiques, en mettant en place ce qu’on appelle le Mécanisme de Montevideo (lire cet article de l’agence Pressenza). Ceci implique que les États-Unis renoncent aux sanctions, abandonnent leur plan de changement de régime, cessent de manipuler le Groupe de Lima et de faire pression sur l’Union européenne.

Seule la vindicte populaire pourra créer ce changement. Ne comptons pas trop sur le gouvernement canadien, ni sur les industries canadiennes oeuvrant en Amérique du Sud. Pourtant, à titre d’hôte du Groupe de Lima, Justin Trudeau pouvait se poser en champion de la modération, et Mme Freeland, ministre des Affaires étrangères, pourrait jouer le rôle d’impératrice de la diplomatie. On apprend qu’il a préféré donner – ah, cinquante millions, euh, de dollars pour ”aider le peuple venezueliens”. Soit moins que le budget des Jeux de la Francophonie.

Ce fameux Groupe de Lima, autoproclamé sauveur de l’Amérique latine, a autant de légitimité que Juan Guaido. Justin Trudeau se réclame de l’État de droit pour appuyer ce dernier, lequel enfreint toutes les régles électorales et la constitution de son pays. Voilà un paradoxe intéressant, quand on sait que parmi les membres du Groupe de Lima, on compte un président non-élu (Pérou), une vedette des Panama Papers (Argentine), un président qui veut donner à sa police le droit de tirer sur des suspects et poser les questions après (Brésil) et un autre qui est en poste suite à un coup d”état judiciaire (Paraguay) et que dire d’autres pays d’Amérique latine soumis à des pantins des États-Unis comme le Chili, le Honduras, le Guatemala.

Notons en passant une autre information pertinente : Juan Guaido présente une bella figura politique mais n’est guère plus qu’une marionette. Celui qui tire les ficelles serait Leopoldo Lopez (selon le Guardian, cliquez ici), ex-maire d’un arrondissement de Caracas, assigné à résidence suite à une condamnation pour incitation à la violence. Il est une des têtes d’affiche du parti de droite Volonté du Peuple. Son épouse, Lilian Tintori, s’est rendu à Washington en février 2017 pour rencontrer le président Trump, le v.-p. Pence et le sénateur Marco Rubio. Après ce souper, Trump tweeta un appel à la libération de Leopoldo Lopez.

Qu’est-ce que le Groupe de Lima va y gagner ? Quand on connait l’ampleur de la dette du Paraguay envers le Venezuela, on comprend à quel point Asuncion souhaite la voir disparaître. De son côté, Exxon Mobil convoite le pétrole. La Colombie veut contrôler la région limitrophe pétrolifère, le Brésil veut carte blanche pour ses compagnies minières. La Guyane convoite la région frontalière d’Esequivo (mais pour Exxon Mobil, en fait). Quant au Canada, s’agirait-il d’un trade-off contre le traité de libre-échange ? Ceci impliquerait donc le Congrès des É-U en entier, et non plus seulement la présidence… On se surprend à regretter Trudeau père, qui refusa de cesser ses relations avec Cuba et la Chine face aux demandes américaines, et même Jean Chrétien, qui esquiva la guerre en Irak.

D’un autre côté, il sera révélateur de suivre les activités de la cinquantaine de compagnies minières canadiennes actives dans la région. Certaines, comme Barrick Gold, Reunion Gold, Kinross Gold, Jaguar Mining, Largo Resources, Emerita Resources, Equinox Gold, Yamana Gold et Leagold Mining Corporation sont déjà auréolées d’une réputation de super-pollueur sans scrupules. On a tendance à ne pas remarquer leurs agissements mais l’ampleur des dégats qu’elles causent, environnementalement et socialement, est proportionnelle à la grosseur des camions qu’elles utilisent pour transporter le minerai. Certaines tribus autochtones en Équateur en ont long à dire sur des tactiques d’intimidation qui relèvent de la persécution.

Si le régime Maduro est renversé, combien de temps s’écoulera avant qu’on annonce de nouveaux projets miniers au Venezuela, fruits des investissements de gentils canadiens animés de sentiments strictement humanitaires ?

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En route vers de nouvelles aventures…