La Guyane et Ste-Lucie ayant refusé de signer, et le Mexique ayant déserté le Groupe, les onze signataires sont le Canada, l’Argentine, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, le Guatemala, le Honduras, Panama, le Paraguay et le Pérou. Tous les membres se posent en vaillants défenseurs de la démocratie.

Le Groupe de Lima
Quelques notes biographiques au hasard : Jimmy Morales, président du Guatemala, a dissous le groupe anticorruption formé par les Nations Unies et interdit à ses directeurs l’accès au territoire. Juan Orlando Hernandez, président du Honduras, fut élu en 2014 lors d’élections mouvementées suivies d’une répression musclée de l’opposition, pour ensuite se faire réélire en 2017 en outrepassant les limites de la Constitution hondurienne. Jair Bolsonaro, président du Brésil, est un homophobe raciste ouvertement en faveur de la torture et nostalgique de la junte militaire. En Colombie, on a assisté depuis deux ans à l’exécution de 120 militants pour les droits civiques. Au Canada, le jour de la signature de la Déclaration, la GRC arrêtait 14 manifestants pacifiques autochtones en Colombie-Britannique.
Le rôle du Canada
Le Canada est souvent perçu comme un partenaire mineur du Groupe, mais quand on s’intéresse aux détails, on se rend compte qu’il joue un rôle plus important.
Il faut dire que ça ne date pas d’hier : déjà le 9 janvier, notre ministre Freeland téléphonait à Guaido pour le féliciter d’avoir réussi à unir l’opposition (1). C’était plusieurs jours avant que Mike Pompeo n’appelle lui-même Guaido. Selon le journaliste Mike Blanchfield de la Presse canadienne, cultiver l’opposition vénézuélienne a été un travail long et laborieux étalé sur plusieurs mois.

« Now that’s a good girl » – L’ambassadrice des États-Unis au Canada, Kelly Craft, place ses mains sur les épaules de la ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland, lors d’une réunion du Groupe de Lima à Ottawa le 4 février 2019. Photo: La Presse canadienne
Le 20 mai 2018, Maduro fut réélu, en dépit de la guerre économique menée par les États-Unis (2). Les 16 partis d’opposition mirent des mois avant d’en arriver finalement à présenter un front commun. Le Groupe de Lima n’a pas non plus pris son envol du jour au lendemain.
Qu’est-ce que le International Crisis Group ?
Mike Blanchfield mentionne dans son article que “dans un rapport en novembre 2018, l’International Crisis Group dressait la liste des dissensions et priait les différents partis de laisser tomber les querelles politiques partisanes”. Le International Crisis Group se trouve à être l’employeur de Michael Kovrig, ex-diplomate, et l’un des deux Canadiens arrêtés en Chine en décembre dernier (voir www.crisisgroup.org).
On est tenté de se poser la question : existe-t-il un lien entre les situations au Venezuela et en Chine, et quel serait le rôle de l’International Crisis Group que l’on retrouve un peu partout ?
Selon Raul Burbano, directeur de l’ONG Common Frontiers, ICG est un think tank qui se présente comme un groupe progressiste. Il recrute parmi les hommes d’État, diplomates, gens d’affaire influents et fonctionnaires de haut vol. Parmi les membres de son directoire, il y a Juan Manuel Santos, ex-président de droite de Colombie, Wesley Clark, ex-commandant en chef de l’OTAN, Lawrence H. Summer, ex-secrétaire au Trésor des États-Unis et le fondateur George Soros. La juge canadienne Louise Arbour en a déjà été présidente. Le président actuel est Robert Malley, conseiller du président sous Obama et Clinton. Difficile de situer le ICG avec précision dans le spectre politique, mais on est loin d’une Internationale prolétaire…
ICG se décrit comme un facilitateur lors de crises internationales, un intermédiaire entre les gouvernements et les acteurs de ces crises. Les gouvernements affiliés peuvent compter sur des informations et des ressources – experts, consultations, présence sur le terrain – sur les crises émergentes. Parmi les 19 gouvernements affiliés, on trouve le Canada, inscrit sous le vocable Affaires mondiales Canada.
Michael Kovrig était “l’expert de l’Asie du Nord-Est” pour ICG. Il écrivait des rapports accessibles sur leur site web et fut accusé d’avoir mis en péril la sécurité nationale de la Chine. En avril 2018, il mentionnait déjà, dans un article du Asia Times, (3) que la Chine devrait aider le Venezuela à dénouer sa crise. Il y citait les prêts chinois de 60 milliards censés faciliter un accès privilégié aux ressources vénézuéliennes à long terme. Mais la Chine voulait aussi investir 250 milliards ailleurs dans la région, ce qui la plaçait en porte-à-faux avec les autres intervenants locaux en conflit avec Maduro.
Les événements se précipitent
À la veille des élections présidentielles de 2018, que recommandait ICG à la Chine ? “Il est avantageux de soutenir le Groupe de Lima à long terme, beaucoup plus que de soutenir Maduro pour des avantages à court terme”. Le message était clair : laissez tomber Maduro ou risquez de perdre des partenaires d’investissement dans la région.
Difficile de savoir si le Groupe de Lima a approché la Chine. Toujours est-il que le 1er décembre 2018, Mme Meng Wanzhou est arrêtée à Vancouver pendant que Trump discute commerce international avec la Chine. On a évoqué l’émergence de la technologie 5G pour expliquer cette affaire, mais il semblerait qu’il y ait d’autres raisons. Huawei étant présent dans le paysage technologique canadien depuis des années, l’arrestation de sa dirigeante semble trop soudaine. La Chine réplique en arrêtant deux Canadiens, dont Michael Kovrig de ICG.
Fin janvier, Juan Guaido s’est autoproclamé président du Venezuela et Michael Kovrig est toujours incarcéré en Chine. Le fondateur d’ICG George Soros profite du Sommet économique mondial de Davos pour accuser publiquement la Chine d’être une cybermenace et enjoindre les États-Unis et les autres pays présents à agir contre Huawei.

John Bolton et son boc-note : « 5000 troops to Colombia »
Le lendemain, Juan Guaido entame des mesures pour privatiser le secteur pétrolier du Venezuela et ouvrir les portes aux multinationales (4). L’administration Trump appuie ces démarches en imposant des sanctions contre le géant pétrolier PDVSA. Lors d’une conférence de presse, John Bolton annonce que des actifs de 7 milliards de PDVSA seront gelés. C’est lors de cette conférence que l’on remarque les mots “5000 troops to Colombia” sur le bloc-notes de Bolton…
Réaction de la Chine à ces sanctions : un projet de raffinerie et d’usine pétrochimique évalué à 10 milliards en Chine avec PDVSA est abandonné.
« It’s always about the oil… »
ICG était enchanté par la tournure des évènements. Il faut savoir que l’International Advisory Council de ICG comprend des représentants de Shell et Chevron. Ce Council joue un rôle capital “dans la prévention de conflits mortels”, selon le site web d’ICG.
Si Juan Guaido arrive au pouvoir et privatise PDVSA, les pétrolières, Chevron et Halliburton en tête, vont engranger des profits monstres, exactement comme en Iraq après l’intervention américaine (5).
Quel effet cela aurait-il sur le pétrole albertain ? On sait qu’une grande partie de la production des sables bitumineux aboutit aux raffineries du golfe du Mexique. Or, le Venezuela se trouve juste en face de ces raffineries. Elles seraient englouties sous un pétrole venezuelien à bas prix, ce qui ferait chuter le prix du brut canadien. On peut s’y attendre – le sénateur Rubio écrivait dans un gazouillis le 24 janvier : “Les plus gros acheteurs de pétrole vénézuéliens sont Chevron et Valero Energy. Le raffinage de ce pétrole crée de bons emplois sur la côte du Golfe. Au nom de ces bons travailleurs américains, j’espère que Valero et Chevron vont travailler avec Juan Guaido et couper l’herbe sous le pied du régime illégitime de Maduro”.
Les sanctions imposées au secteur pétrolier ont créé une pénurie temporaire que les producteurs albertains s’activent à combler. Évidemment, il leur manque les moyens d’acheminer le brut vers le Sud en grande quantité. Si on n’entend pas nos politiciens parler de ce pétrole, c’est probablement parce que les discussions ont lieu derrière des portes closes- avec des membres de l’ICG. Shell, BP et Chevron ont d’énormes réserves de brut des sables bitumineux, et le gouvernement Trudeau est propriétaire d’un oléoduc vers l’Ouest… lequel a été présenté comme un moyen d’exporter vers la Chine. Mais on voit bien qu’il y a aussi quatre grosses raffineries dans l’état de Washington – dont certaines appartiennent à Shell et BP – prêtes à traiter le brut de TransMountain grâce à un lien direct, le Puget Sound Pipeline qui reliera Abbotsford à Anacortes (en jaune sur la carte ci-dessous) (6).
PDVSA n’étant plus partenaire dans la rafinerie en Chine, celle-ci pourrait traiter le pétrole albertain de TransMountain. On aura les résultats du rapport d’impact environnemental sur la vie marine du National Energy Board sur TransMountain le 22 février et il y a gros à parier qu’il sera favorable.
La fin du pétrodollar ?
Mais l’enjeu se trouve probablement à un niveau moins régional. Les pétrolières et les politiciens orientés propétrole ne cultivent que peu d’allégeances autres que celle envers le meilleur retour possible sur investissement. Le danger est que le Venezuela soit en bonne position pour accéder à la présidence de l’OPEP. Il serait en mesure de favoriser les transactions en devises autres que le dollar américain (7). La situation est déjà en train de se produire en Iran où l’UE suggère de traiter les achats de pétrole en euros pour contourner les sanctions américaines, et il est tout à fait possible que la Turquie et la Russie se joignent au mouvement. Quant à la Chine, elle voudra bientôt transiger son énergie en petroyuans (8).
Dans le cas du Venezuela, il s’agit donc de préserver la mainmise du dollar américain sur le pétrole vénézuélien en regroupant sa production sous contrôle américain. Jusqu’où le Canada ira-t-il pour protéger le système ? Les investissements canadiens dans les secteurs pétrolier et minier sont étroitement liés aux situations géopolitiques en Amérique latine, lesquelles sont fortement influencées par les intérêts américains. Les industriels canadiens et leur gouvernement sont-ils inféodés à la finance U.S. au point de devoir soutenir mordicus l’hégémonie du dollar américain ?
Références
1. Mike Blanchfield, The Canadian Press, “Quiet Canadian diplomacy helped Guaido’s anti-Madura movement in Venezuela,” National Post, 2019-01-26.
2. Joyce Nelson, “Economic Warfare,” Watershed Sentinel, 2017-08-03
3. Michael Kovrig and Phil Gunson, “Why China Should Help Solve Venezuela’s Deepening Crisis,” Asia Times, 2018-04-11
4. Ben Norton, “US Anointed ‘President’ Moves to Seize National Petroleum Company,” The Gray Zone, 2019-01-25
5. Whitney Webb, “Regime Change for Profit: Chevron Halliburton Cheer on US Venezuela Coup,” MintPress News, 2019-02-04
6. Joyce Nelson, “Kinder Morgan Bait & Switch: Backdoor pipeline to Washington State refineries could save Trans Mountain Expansion,” Commonsensecanadian.ca, 2018-06-08
7. Kevin Zeese and Margaret Flowers, “Venezuela: What Activists Needs to Know About the US-led Coup,” Global Research, 2019-01-29
8. Pepe Escobar, “Venezuela: Let’s Cut to the Chase. Will China’s Petroyuan Displace America’s Petrodollar?” Strategic Culture Foundation, 2019-02-01
Merci pour ce bon tour d’horizon. La fin de l’article est particulièrement importante, car l’enjeu principal est effectivement l’usage quasi exclusif du dollar US pour le commerce du pétrole. Sans ce monopole, l’empire étasunien s’effondre. Attisée par la perspective de voir les centres décisionnels américains détruits en 5 minutes par une pluie de missiles russes Zircon, la panique s’est installée à Washington et donne lieu à la mauvaise comédie Guaido, où le Canada, éternel chien de poche des États-Unis, tient honteusement un rôle de premier plan. Or, il y a de très fortes chances que les États-Unis et leurs vassaux perdent cette guerre comme ils ont perdu en Irak et en Syrie. Pourquoi Ottawa tient-il mordicus à être dans le camp de la guerre et des perdants?