Dans ce resto sur la rue Queen Mary, vous allez vous ennuyer après le souper si vous ne comprenez pas le russe. C’est le genre d’endroit où d’ex-trouffions portent leur chandail rayé bleu et blanc de l’armée russe pour se remémorer le « bon vieux temps », qui date d’avant l’ère Poutine – Vassily et Artem sont arrivés à Montréal en 2001.
Vassily et Artem m’ont fait comprendre pourquoi l’Ouest se fourre un doigt dans l’œil quand il essaie de faire mal au régime Poutine : nous ne saisissons pas comment fonctionne l’oligarchie russe. Ceux que nos médias regroupent sous la bannière « les oligarques » sont loin d’être un groupe homogène. D’une part, il y a les oligarques de l’économie et d’autre part, les hommes forts du régime.
Les poids-lourds de l’économie russe n’ont en fait qu’une influence politique réduite. Nous nous imaginons que la cascade de sanctions – yachts et manoirs saisis et comptes en banque gelés – va les embêter au point où ils vont exiger des changements dans les politiques de Poutine. Mais ils ne disent pas grand-chose… à en croire CNN, seuls deux géants de l’économie russe se sont publiquement élevés contre la guerre : Mikhail Fridman, président du Groupe Alfa né en Ukraine et dont les parents habitent toujours à Lviv, et Oleg Deripaska, magnat de l’aluminium. Sauf exceptions, les oligarques attendent stoïquement en silence.
Ce qui démontre la disparité entre leur poids monétaire et leur influence politique. En fait, leur position privilégiée repose uniquement sur leur relation avec Poutine, qui ultimement contrôle tous les actifs gérés par les oligarques – en effet, toutes les grandes industries et institutions financières appartiennent en bout de ligne à l’État. Alors, lorsque leur yacht ou leur manoir à Belgrave Square est saisi, ça ne leur fait pas plaisir, mais ils se gardent de faire des vagues. Leur sécurité repose sur la stabilité du régime, qui est somme toute une notion éphémère qu’ils ne peuvent monnayer ni laisser en héritage. Ce régime ne leur demande qu’une chose : ne pas se mêler de politique. Donc, entre perdre un yacht et risquer l’Apocalypse en s’opposant au régime, ils choisissent de se taire.
Si d’aventure un oligarque devait protester, il subirait le sort du magnat des médias Boris Berezovsky, qui s’opposa à Poutine au début des années 2000. Il fut rapidement contraint à l’exil et son empire médiatique confisqué par l’État.
L’autre groupe est constitué de la vieille « gang » de Poutine : ce sont ses contacts politiques de l’époque St-Petersbourg, qui occupent maintenant des postes-clés. Ce sont ses plus fervents partisans, et ils détiennent le plus d’influence politique. On a affaire à un groupe de conservateurs hostile à l’Ouest, qui considère que l’économie est un outil entre les mains du régime et se moque des sanctions économiques. En fait, ils voient l’isolement graduel de la Russie, et le retour forcé des oligarques, comme un plus – l’autarcie et l’isolement facilitent la répression, ce qui renforce leur position. Ces hommes-forts n’ont aucune raison de vouloir renverser Poutine car il leur livre un état policier clé-en-main, leur rêve.
Ainsi, les sanctions économiques ne forceront pas Poutine à abandonner, car il sera toujours en mesure de faire profiter ses partisans des retombées du régime – même si la taille du gäteau à partager diminue, il demeure énorme. Par contre, l’économie russe va souffrir, et éventuellement Poutine aura du mal à payer son armée et son matériel. Ensuite, ce sera la fonction publique, l’administration, la police et le complexe militaro-industriel.
Cela prendra-t-il des semaines ou des mois ? Difficile à dire, car tout va reposer sur l’éventuelle collaboration avec la Chine. En attendant, l’invasion se poursuit. La solution au conflit ne sera pas militaire. Le seul moyen de faire entendre raison au groupe des hommes-forts du régime est de mettre en danger leur position prépondérante. Il faut donc appliquer assez de pressions diplomatiques pour que la pérennité du pouvoir soit remise en question.
Le portrait politique russe est tel que dès que le régime commencera à chanceler, ce sera la curée. Si le régime s’écroule, Poutine et sa garde rapprochée seront poursuivis localement pour escroquerie et à l’international pour crimes de guerre. Les oligarques de l’économie seront également visés. Alors évidemment, personne ne souffle mot.
Avec Olga Chyzh, assistante-professeure
en Sciences politiques, Université de Toronto
Ma première réaction à cet article en fut une de déception, car je croyais en l’efficacité des sanctions économiques appliquées aux oligarques, ne serait-ce que pour leur vertu de détourner les Occidentaux de leur haine envers TOUS les Russes et contre leur envoi d’armes en Ukraine. Une entrevue le 12 mars de l’ancien diplomate russo-ukrainien sous Gorbatchev, Vladimir Fédorowski à l’émission LES FAITS D’ABORD à Radio-Canada, a révisé mon opinion, non exprimée pour ne pas contrer mon collègue sur un sujet sur lequel je n’avais pas sa compétence.
Fédorowski qui a connu Poutine avant qu ‘il devienne premier ministre propose trois clés pour le comprendre:
1- son enfance dans la pègre de Léningrad (j’y ai donné un concert, loin de la pègre, en 1978). Psychorigide, Poutine se bat sans jamais reculer, comme Staline, mais sans se baser sur l’idéologie communiste;
2- le sportif judoka anticipe le moindre mouvement de l’autre pour le déstabiliser dès ses premiers mouvements d’attaque;
3- l’ancien espion est maître manipulateur et miroir de l’ennemi comme tout agent du KGB ou de la CIA. Il ne croit pas en la diplomatie, seulement en les rapports de force.
Stratège? Non, tacticien. Il déteste Gorbatchev et Yeltsine assimilés à une période de faiblesse, et en cela, il est suivi par la population qui déteste « l’Europe islamisée ».
Si les Occidentaux sont persuadés que les sanctions économiques, même celles sur les oligarques, vont marcher, au contraire, selon Fédorowski, toute sanction et détestation des Russes, comme la bêtise de l’Université de Milan de censurer un cours sur Dostoievski, renforce la popularité de Poutine en son pays.
Enfin, Fédorowski croit à trois issues possibles: 1- une guerre mondiale 2- l’accumulation des sanctions inefficaces 3- un soutien à Macron et Scholz qui réclament par téléphone à Poutine un statut neutre pour l’Ukraine pour éviter qu’elle devienne un nouvel Afghanistan ou Vietnam, presque totalement détruits.