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Sur la photo, on voit l’écrivain Yvon Rivard tenant sa pancarte, auprès du vice-président des Artistes pour la Paix, Pierre Jasmin, lors de la marche d’octobre 2014 pour sauver les bélugas d’un projet absurde de construction de terminal pétrolier à Cacouna. Le billet suivant le trouve d’humeur noire.

Parfois, je ne perçois plus que la face sombre du destin québécois

« Au Québec, on écrit toujours à fonds perdu », écrivait Pierre Vadeboncoeur à son ami Paul-Émile Roy, ce qui n’était pas une invitation à cesser d’écrire mais à continuer de le faire sans trop d’espoir que l’œuvre rapporte, c’est-à-dire qu’elle atteigne son public et que celui-ci la fasse fructifier. Écrire à fonds perdu, comme on prête à fonds perdu à quelqu’un qui n’est pas solvable, qui gaspillera ou ignorera ce qu’on lui a donné, c’est rêver et penser sans être sûr que cela contribuera à créer un pays et un monde meilleur.

Cette pensée de Vadeboncoeur, comme le plus beau vers de Miron (« À la criée du salut, nous voici armés de désespoir »), m’a toujours soutenu, comme écrivain condamné à l’anonymat du « petit contexte » et comme Québécois appartenant à « un peuple qui ne sait pas mourir ».

Mais, ce matin, je ne perçois plus que la face sombre du destin québécois, je ne vois plus toute la lumière que l’essayiste s’entêtait à jeter au fond du puits ni les armes que le poète prêtait au désespoir. Je ne vois plus qu’un pays qui s’enlise dans l’insignifiance et l’incohérence, malgré toutes ses richesses naturelles et humaines, un peuple qui a si bien rattrapé en cinquante ans tous les retards historiques qui menaçaient sa survie qu’il les réactualise, un peuple qui sait enfin comment mourir.

Pour pouvoir lire ou écrire, je m’interdis de lire les journaux avant midi. Ce matin, je ne sais pourquoi j’ai dérogé à cette règle, et je ne sais trop comment je pourrai retourner au manuscrit d’une jeune romancière que je lis et annote depuis quelques jours, comment surmonter l’immense à-quoi-bon qui m’est tombé dessus avec la une du Devoir : « Québec donne aux pétrolières le droit d’exproprier » (8 juin 2016). Alexandre Shields souligne immédiatement le caractère régressif de « cette première loi sur les hydrocarbures de l’histoire du Québec », dont « l’esprit provient de la loi sur les mines adoptée il y a plus d’un siècle ».

Enfin le Québec, qu’on accuse trop souvent de se détourner de son histoire, se souvient que, s’il n’a pas su mourir, c’est qu’il a su se vendre, confier à d’autres, qui ne menaçaient pas ses valeurs profondes, le soin d’exploiter son territoire, d’en tirer la richesse que le pays pourra investir dans l’éducation, la santé, la culture. Bien sûr, les gens qu’on dépouillera ainsi de leurs droits, de leurs terres, seront consultés, c’est-à-dire qu’ils seront mis au courant des règles dont ils feront les frais. Les compagnies qui viennent ainsi nous sauver ne sont pas des sauvages. Et puis, il ne s’agit que du « sous-sol », chacun pourra continuer de vivre en toute tranquillité à la surface de sa propriété et y cultiver ce qu’il veut (du gazon, des fleurs, des légumes, des piscines), à moins que la fracturation hydraulique perturbe la nappe phréatique.

Mais pourquoi un tel projet de loi aujourd’hui ? La réponse va de soi, c’est pour préparer l’avenir, « développer les énergies renouvelables », et on ne peut préparer l’avenir qu’en s’appuyant sur le passé, sur ce qui a fait ses preuves : la loi des mines, les forêts cédées aux grandes compagnies, etc. Le Québec qui rêve d’être souverain s’engage à fonds perdu dans l’avenir, il réussit cet exploit de s’exproprier lui-même tout en défendant ses frontières. Son histoire ressemble de plus en plus à un film de Richard Desjardins, une véritable histoire de trou dans lequel nous nous engouffrons sans le voir, parce que nous regardons ailleurs. Pendant que nous négligeons de défendre les plus démunis, la langue française et le territoire, de braves citoyens ici et là défendent leur quartier contre l’invasion musulmane et d’autres jonglent avec la mécanique référendaire. Bien sûr, on peut toujours se dire que c’est la faute de ce gouvernement, mais c’est oublier que les gouvernements précédents n’ont pas fait mieux et que les libéraux sont aussi des Québécois, qu’ils sont issus de la même Révolution tranquille que les nationalistes et les sociaux-démocrates.

La question que je me pose depuis des années et qui resurgit violemment ce matin est la suivante : comment se fait-il que le Québec des cinquante dernières années ait développé tant de compétences dans tous les domaines (artistiques, intellectuels, économiques, etc.), ait favorisé l’émergence d’une véritable conscience sociale, écologique, féministe, et que tout cela aboutisse à tant de médiocrité politique et morale ? Se peut-il que tout ce travail, tout ce dévouement ait été fait à fonds perdu ? Qu’est-ce qui manque au Québec pour qu’il puisse retenir et faire fructifier ce qui s’y fait de mieux, depuis le début de ce pays ? Quel est ce fonds qui lui fait défaut ?

Vadeboncoeur disait, dans La ligne du risque, et dirait encore, je crois, qu’il manque d’infini. Je sais que ce mot fait peur ou fait rire, mais c’est celui qui accompagnait ma lecture du magnifique roman de Monique Proulx, Ce qu’il reste de moi. Pour que ce pays puisse croître, il faut qu’il s’enracine dans l’amour de tous ceux qui l’ont fait et qu’on le partage avec tous ceux qui l’habitent. Ne restera de ce pays que ce qu’il aura donné, sans trop savoir ce que ce sera.