ARTV vient de présenter la biographie de Charles Chaplin sous la forme d’un film avec l’acteur Robert Downey Jr. Voici un extrait du cours Musique, idées et société que je donnais à l’UQAM tentant de rendre la puissance de son cinéma muet, revitalisé par sa propre musique; puis un extrait écrit de son film le dictateur.

CHARLOT, HÉROS ÉPIQUE

« Chaplin a réussi à créer un héros, heureux mélange de dimension épique et de human interest, devenu le champion incontesté des petites gens et des pauvres qui s’identifièrent à ce personnage de clochard. Né à Londres en 1889, mort à Vevey en Suisse en 1977, d’abord comédien, puis réalisateur, scénariste, producteur, monteur et même compositeur, il survivra difficilement au cinéma muet dont il est le plus grand artisan. Il lui donnera une nouvelle vie en incorporant une musique presque toujours suprarythmique à quatre mesures qu’il composera lui-même. Il utilise des effets très simples, par exemple le contraste de violons expressifs et mélodiques eros opposés aux trombones menaçants thanatos. Non psychologique, sa musique souligne à gros traits primitifs l’action épique dans des tonalités principales mineures avec une modulation occasionnelle à la relative majeure, pour représenter l’espoir d’une vie meilleure (…).

Chaplin_KidSon chef d’œuvre, The kid (1921), présente l’histoire d’un bébé abandonné recueilli, à son corps défendant, par un homme qui vit misérablement dans un taudis infâme. L’histoire racontée sans la political correctness de notre époque a un souci de réalisme que Walt Disney s’empressera de supprimer dans ses films sous la pression morale des autorités. Mais le héros chaplinien, par exemple :

– tente au début à trois ou quatre reprises de se débarrasser du bébé qu’il considère comme un fardeau, une bouche à nourrir, alors qu’il a toute la misère du monde à se nourrir lui-même

– fume des restes de cigares trouvés par terre (oh que ce serait vilain de nos jours !)

– dresse son enfant à casser des vitres pour venir vendre ses propres vitres aux malheureuses victimes (même pauvres !) du vandalisme qu’il a incité.

Les policiers sont vus comme des gens qui sans voir la méchanceté des riches, prennent systématiquement parti contre les pauvres (Les Artistes pour la Paix se sont gardés d’aller aussi loin dans la lettre écrite pour demander au ministre de la Sécurité Publique de faire enquête sur le comportement policier pendant la grève des carrés rouges) !

Le médecin, comme dans les comédies de Molière, est considéré vénal, prétentieux et peu préoccupé de ses patients.

La femme est presque toujours magnifiée. Au contraire de la political correctness, Chaplin superpose un moment donné à l’image du Christ-amour qui porte sa croix, celle d’une fille-mère obligée d’abandonner son bébé pour qu’il ait une meilleure vie : même au XXIe siècle, au Québec, une femme victime d’agression sexuelle par un prêtre a dû se rendre jusqu’en Cour Suprême pour voir reconnaître son statut de victime que l’Église a voulu nier en plaidant la prescription ! Imaginez alors il y a un siècle, un demi-siècle avant que l’association les orphelins de Duplessis n’existe, auprès de qui l’archevêque de Montréal ne s’est jamais excusé. Dans le film de Chaplin, devenue riche, la fille-mère recherche son enfant en donnant la charité aux pauvres, aimable pour les Noirs à qui elle donne des pourboires généreux. Bref, celle qui a été d’abord une victime est devenue un personnage généreux et admiré, maîtresse de son destin et elle retrouvera son petit.

CHAPLIN, PERSÉCUTÉ POUR DES RAISONS POLITIQUES

Les films de Chaplin dénoncent l’extrême pauvreté (l’émigrant, le vagabond, la ruée vers l’or, Charlot boxeur…), l’exploitation ouvrière (Les temps modernes 1936) ou le fascisme (le dictateur dès 1940). Après la deuxième guerre mondiale, Chaplin, de nationalité britannique, est chassé d’Amérique par les suspicions du sénateur républicain Joseph McCarthy. Ce dernier, avec l’aide de J. Edgar Hoover, patron du FBI qui avait constitué un dossier de 1900 pages contre Chaplin, organise des charges policières et juridiques contre un vaste complot communiste appréhendé : de nouvelles lois pour restreindre le travail des enfants ou pour favoriser l’immigration et  le suffrage des femmes sont alors considérées comme composantes de ce supposé complot !

Chaplin-Dictator

Une liste noire de scénaristes, acteurs et réalisateurs considérés comme sympathisants de ce complot est dressée. Des artistes se dépasseront dans la délation les uns des autres et témoigneront devant The House Committee on Un-American Activities (HUAC) établi dès 1938 pour éliminer ces supposés sympathisants communistes de la société américaine. Seront aussi considérés communistes ceux qui voudront intervenir au secours de l’Europe attaquée par les nazis, alors que 90% des Américains préconisaient que leur pays s’isole. Les premières attaques du comité seront dirigées contre l’industrie du film hollywoodien. Woody Allen jouera en 1976, dans un film dénonçant cette période, un de ses rares rôles qui ne soit pas comique.

LE CHAMPION DES PAUVRES

Contrairement à Buster Keaton, mime impassible, Chaplin est extraordinairement expressif : on le voit dans le film The kid embrasser avec effusion les larmes aux yeux son partenaire-enfant Jackie Coogan.

De même en 1954, Chaplin le cinéaste donnera 50 000$ à l’abbé Pierre en disant : « je ne vous les donne pas, je vous les rends. Ils appartiennent au vagabond que j’ai été. » Ayant collaboré dans ma jeunesse aux Chantiers, organisme qui venait en aide aux plus pauvres, j’y ai connu l’abbé Pierre, venu nous rendre visite dans un taudis de Montréal. Il revenait alors du Pérou où il avait tenté de persuader les riches installés sur une colline de ne changer l’eau de leurs piscines qu’une fois par mois plutôt que chaque semaine, pour offrir aux habitants des favelas qui habitaient entre la tour d’eau et les collines un robinet supplémentaire, qui aurait évité les maladies mortelles consécutives au manque d’eau potable. Malgré le messager à qui la prestigieuse revue Paris-Match consacrait alors ses pages couvertures, reconnu dans le monde entier comme un saint, la réponse des bourgeois catholiques avait été un ferme non. Et le saint nous avait confié dans l’intimité que jamais il n’aurait pu blâmer le père de trois enfants morts de dysenterie de prendre un fusil afin de se venger contre ces riches égoïstes.

À Paris en 1924 les foules des classes ouvrières se pressaient au cinéma (alors bien moins cher) en reconnaissance des films de Chaplin, car le cinéma muet avait l’avantage d’abolir les frontières des langages. Pourtant, le discours de Chaplin était universel, généreux et subversif : c’est pourquoi il a dû s’exiler tant d’années des États-Unis avant de recevoir en 1972 un Oscar en hommage à sa contribution exceptionnelle à la naissance du 7e art. Laissons-lui la parole, pour finir, il s’agit de :

LA FIN DU FILM LE DICTATEUR 

« Schulz :

– Parle, c’est notre seul espoir.

Le barbier :

– Espoir… Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible : juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider si nous le pouvions, les êtres humains sont ainsi faits. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons pas haïr ni humilier personne. Chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche, elle peut nourrir tous les êtres humains. Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre mais nous l’avons oublié.

L’envie a empoisonné l’esprit des hommes, a barricadé le monde avec la haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la vitesse pour nous enfermer en nous-mêmes. Les machines qui nous apportent l’abondance nous laissent dans l’insatisfaction. Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d’intelligence, nous pensons beaucoup trop et nous ne ressentons pas assez. Nous sommes trop mécanisés et nous manquons d’humanité. Nous sommes trop cultivés et nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités humaines, la vie n’est plus que violence et tout est perdu. Les avions, la radio nous ont rapprochés les uns des autres, ces inventions ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté de l’être humain, que dans la fraternité, l’amitié et l’unité de tous les hommes.

En ce moment même, ma voix atteint des millions de gens à travers le monde, des millions d’hommes, de femmes, d’enfants désespérés, victimes d’un système qui torture les faibles et emprisonne des innocents.

Je dis à tous ceux qui m’entendent : ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n’est que le produit éphémère de l’habilité, de l’amertume de ceux qui ont peur des progrès qu’accomplit l’Humanité. Mais la haine finira par disparaître et les dictateurs mourront, et le pouvoir qu’ils avaient pris aux peuples va retourner aux peuples. Et tant que des hommes mourront pour elle, la liberté ne pourra pas périr.

Soldats, ne vous donnez pas à ces brutes, à une minorité qui vous méprise et qui fait de vous des esclaves, enrégimente toute votre vie et qui vous dit tout ce qu’il faut faire et ce qu’il faut penser, qui vous dirige, vous manœuvre, se sert de vous comme chair à canons et qui vous traite comme du bétail.

Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes-machines avec une machine à la place de la tête et une machine dans le cœur. Vous n’êtes pas des machines! Vous n’êtes pas des esclaves ! Vous êtes des hommes, des hommes avec tout l’amour du monde dans le cœur. Vous n’avez pas de haine, sinon pour ce qui est inhumain, ce qui n’est pas fait d’amour. Soldats, ne vous battez pas pour l’esclavage mais pour la liberté. Il est écrit dans l’Évangile selon Saint Luc ‘Le Royaume de Dieu est dans l’être humain’, pas dans un seul humain ni dans un groupe humain, mais dans tous les humains, mais en vous, en vous le peuple qui avez le pouvoir : le pouvoir de créer les machines, le pouvoir de créer le bonheur. Vous, le peuple, vous avez le pouvoir : le pouvoir de rendre la vie belle et libre, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse aventure.

Alors au nom même de la Démocratie, utilisons ce pouvoir. Il faut tous nous unir, il faut tous nous battre pour un monde nouveau, un monde humain qui donnera à chacun l’occasion de travailler, qui apportera un avenir à la jeunesse et à la vieillesse la sécurité.
Ces brutes vous ont promis toutes ces choses pour que vous leur donniez le pouvoir : ils mentaient. Ils n’ont pas tenu leurs merveilleuses promesses: jamais ils ne le feront. Les dictateurs s’affranchissent en prenant le pouvoir mais ils font un esclave du peuple.
Alors, il faut nous battre pour accomplir toutes leurs promesses. Il faut nous battre pour libérer le monde, pour renverser les frontières et les barrières raciales, pour en finir avec l’avidité, avec la haine et l’intolérance. Il faut nous battre pour construire un monde de raison, un monde où la science et le progrès mèneront tous les hommes vers le bonheur. Soldats, au nom de la Démocratie, unissons-nous tous !

Hannah, est-ce que tu m’entends ? Où que tu sois, lève les yeux ! Lève les yeux, Hannah! Les nuages se dissipent ! Le soleil perce ! Nous émergeons des ténèbres pour trouver la lumière ! Nous pénétrons dans un monde nouveau, un monde meilleur, où les hommes domineront leur cupidité, leur haine et leur brutalité. Lève les yeux, Hannah ! L’âme de l’homme a reçu des ailes et enfin elle commence à voler. Elle vole vers l’arc-en-ciel, vers la lumière de l’espoir. Lève les yeux, Hannah ! Lève les yeux ! »