helene_pedneaultC’est avec son petit sourire en coin qu’elle nous écoute – parce que comme la sainte trinité, Hélène Pedneault était partout – se faire traiter « d’Artiste pour la Paix » elle plus habituée à se faire traiter de bien des choses, de grande gueule entre autres. Pacifiste? Oui. Polémiste, certainement.

Et les deux marchaient main dans la main quand elle co-fondait « Eau-secours », la coalition pour une gestion responsable de l’eau, qu’elle portait à bout de bras avec bien d’autres Artistes pour la paix dont Raôul Duguay.  Elle voulait de l’eau pure.

Pacifiste et polémiste aussi quand elle défendait inlassablement la cause des femmes victimes d’iniquités, d’injustices et de violence. Elle voulait la justice et la paix; du pain et des roses.

« Droite et lumineuse, aussi aimante qu’intrépide, aussi sensible qu’intelligente » comme le rappelait Andrée Ferretti dans un magnifique éloge en poursuivant ainsi: « elle qui a écrit les paroles de la chanson Du pain et des roses pour accompagner la première marche mondiale des femmes en faveur de leur émancipation, partout sur la terre. En faveur. Car il s’agit bien de cela. Comme je l’ai écrit, dans un texte-hommage, le jour de sa mort, le premier décembre 2008,  … cette femme était toute entière dans son amour. Comment dire autrement qu’elle guerroyait uniquement pour, jamais contre, même quand elle fustigeait les malveillants, leur bassesse et leur violence. Même quand indignée jusqu’à la révolte, elle dénonçait avec virulence l’injustice sous toutes ses formes, elle proposait dans le même souffle solutions et actions porteuses d’espoir.  Elle écrit clairement, a des opinions fortes basées sur une information exacte et étendue, critique avec courage un monde blâmable, mais ne tombe jamais dans le moralisme, son humour décapant et son formidable sens de la métaphore la protégeant d’un tel travers. » Fin de la citation : applaudissez Andrée Ferretti ici présente, s’il-vous-plaît.

Elle était le contraire de l’artiste qui refuse les causes ou les choisit en fonction de sa petite ou grande carrière; féminisme, écologisme, équité, justice sociale, indépendance et qualité dans son œuvre littéraire,  journalistique ou pamphlétaire.

Oui, c’est un peu tard pour lui rendre enfin cet hommage bien mérité mais nous n’avons jamais oublié, jamais hésité, nous avons été simplement surpris par la fulgurance de son départ. Qui peut oublier la générosité, l’écoute, l’espoir que cette femme a semés tout au long de sa brève mais intense route.

Elle demandait de l’eau, du pain, des roses et un pays.

Être une Artiste pour la Paix, au delà des choix politiques et des clivages ou des frontières, c’est simplement reconnaître que l’autre existe et que la Paix ça commence en soi, chez soi et idéalement dans son œuvre. C’est vivre dans la cité. C’est se lever et dénoncer l’injustice, les inéquités, les massacres d’êtres humains ou de leurs ressources …c’est aspirer pour les autres et pour soi à plus de dignité.

C’est encore une fois, resemer l’espoir quand tous/toutes se découragent, c’est mobiliser à nouveau, c’est écouter encore, c’est marcher un autre jour frileux et c’est encore écrire et signer. Notre prix hommage 2009 pouvait signer debout; Hélène Pedneault.

Hélène Pedneault, une battante devant l’imperfection du monde

« Ce matin, je pleure et je souris dans un même mouvement du coeur »

Andrée Ferretti
Tribune libre de Vigile
jeudi 4 décembre 2008

Tumulte d’une peine trop forte pour entendre les bruits de l’effarant dernier épisode de l’invraisemblable histoire du Canada, pour entendre autre chose que l’annonce bouleversante du décès d’Hélène Pedneault.

Le premier décembre nous a quittés, ajoutant à notre désarroi, une combattante droite et lumineuse, aussi aimante qu’intrépide, aussi sensible qu’intelligente, ardemment investie dans toutes les luttes menées par les femmes et les hommes du Québec qui aspirent à vivre dans un État souverain, cadre nécessaire à la construction libre, à jamais incertaine mais possible, d’une société équitable.

Car cette femme était toute entière dans son amour. Comment dire autrement qu’elle guerroyait uniquement pour, jamais contre, même quand elle fustigeait les malveillants, leur bassesse et leur violence.

Aussi puissante et fougueuse que celle de Bourgault, aussi profonde et vraie que celle de Miron, sa parole, comme la leur et celle de nombreuses autres aussi engagées, aura nourri notre désir de maitrise de notre destin national. Nous mettrons longtemps à estimer à sa juste mesure la contribution d’Hélène Pedneault à l’évolution de notre société, parce qu’elle a mené ses combats sur tous les fronts à la fois, vivement et constamment consciente que la liberté est une et indivise. Ainsi, sa parole atteignait personnellement dans leur être unique, celles et ceux qui ont eu la chance de l’entendre parce qu’elle était simple et directe, née de la compréhension intuitive et entière de toutes choses, saisies et expliquées immédiatement dans ce qu’elles ont d’essentiel. D’où les formes qu’elles privilégiaient pour l’exprimer : l’art et la littérature.

Je n’ai pas à rendre compte de cela, les journaux, la radio, la télévision et, magistralement Ariane Émond dans le Devoir de ce matin, ayant déjà transmis et loué les faits saillants de son activité publique, ayant souligné l’aspect tragique de son départ à un âge qui la prive et nous prive des nombreux ouvrages de l’œuvre restés en chantier.

Sa mort me cause une peine qui me dépasse, si vive que je ne saurais l’expliquer par mon seul sentiment d’une perte personnelle, ma relation avec Hélène Pedneault n’ayant pas été dans l’ordre de l’intimité, pas plus celle des confidences que celle de l’action menée ensemble, œuvrant certes pour les mêmes causes, mais sur des scènes différentes, séparée en plus par une différence de près de 20 ans d’âge. C’est l’amie absolue que je perds, l’amitié en elle-même.

C’est de ce sens de l’amitié dont j’aimerais témoigner ici, trouver les mots justes qui illustreraient la puissance d’aimer d’Hélène Pedneault, fondée sur son incommensurable faculté d’admiration, sur l’inépuisable générosité du regard qu’elle portait sur les autres, sur sa soif et sa capacité d’écoute. Et par-dessus tout, sur son aptitude à donner discrètement, sans rien attendre en retour que la joie qu’elle en éprouvait. Et pour cela, précisément, nous avions le désir irrépressible de tout lui rendre au centuple. Elle a ainsi suscité le plus beau geste de solidarité et le plus authentique qu’il m’a été donné de connaître dans ma longue vie qui en est pourtant remplie.

Cela se passait en juin dernier, à Montréal, dans les grands salons de l’édifice de la SSJBM. Nous étions plus de deux cents proches, dans le vrai sens du terme, c’est-à-dire unis par un même sentiment d’appartenance à son monde, celui de ses combats et indissociablement de ses espoirs et de sa confiance, à nous être rendus à l’invitation de quelques-unes d’entre nous tous, à participer à la fête qu’elles avaient organisée pour lui remettre la « Bourse de l’amitié. » amassée dans les semaines précédentes pour aider Hélène à passer sans souci financier le temps long de sa maladie. Plus de deux cents proches qui, un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre avaient bénéficié de ses largesses, étaient venus fêter avec Hélène la beauté du don.

Manifestation parfaite de solidarité dans l’harmonie instantanée des multiples voix témoignant chacune à sa façon la reconnaissance personnelle de toutes et de tous. Chef-d’œuvre d’expression de l’amitié. Unique comme tout chef-d’œuvre. Hélène Pedneault en était la créatrice.

Ce matin, je pleure et je souris dans un même mouvement du cœur, à la pensée qu’elle m’a accueillie dans l’espace grandiose de son être, que j’ai envie d’appeler l’âme, cette instance où brillait la flamme de son intelligence, d’où se déployait sa pensée, où elle vivait en silence ses joies et ses peines, où elle puisait le désir et la force de lutter, c’est-à-dire de vivre dignement la condition humaine.

Elle m’a reconnue et exprimé cette reconnaissance en parlant de mes écrits littéraires et de mon action politique avec la rigueur et l’enthousiasme qui la caractérisaient, sans oublier qu’elle me gratifiait de ses conseils et encouragements dans mes moments de doute.

Car son amitié pour moi comme celle qui la liait profondément à tous ses autres amies et amis lui était inspirée par les manifestations uniques de notre propre âme. Elle nous aimait pour notre contribution à la recréation permanente de la culture québécoise, fer de lance de nos entreprises spécifiques pour l’enrichissement de la culture humaine universelle.

Je lui en suis infiniment reconnaissante et le lui témoignerai en chassant ma tristesse. Je rassemblerai mon énergie et tenterai, à son exemple, d’être jusqu’à la mienne fin « une battante devant l’imperfection du monde ».

Chère Andrée,

Émouvant, votre texte dédié à l’ardente Hélène Pedneault.

La dernière fois que je l’ai vue, elle me dédicaçait son livre à l’avant-dernier Salon du Livre.

Pour les Artistes pour la paix, elle nous a aidés à monter le spectacle Algérie dans la nuit avec Marie Cardinal, elle a écrit les paroles si prenantes de la Marche des Femmes avec notre Marie-Claire Séguin à la musique, elle a été une inspiratrice de la bataille contre la privatisation de l’eau à la naissance d’Eau Secours où on s’est trouvés sur la même scène salle Marie Gérin-Lajoie à l’UQAM, quel honneur pour moi: elle nous inspirait tous et toutes!

Merci d’avoir si bien dit son caractère en votre hommage senti,

Pierre Jasmin

Travailler avec Hélène était affaire de créativité. C’est elle qui a récupéré le terme Porteur d’eau pour la Coalition Eau Secours! qu’elle venait de co-fonder. Une idée du tonnerre car il s’agissait de valoriser cette vieille expression si méprisante envers les canadiens français, lorsque les maîtres du Québec d’alors nous taxaient « bons à n’être que des Porteurs d’eau et des scieurs de bois ».

Sa dernière lutte, cette fois contre la maladie, nous fut tous fatale, nous sommes tous perdants de sa disparition! Si j’insiste sur l’épithète Madame, c’est qu’elle s’était mise au service des femmes, convaincue qu’elles étaient l’avenir de l’Homme. Elle fut de tous les combats, peu importe les eaux dans lesquelles elle devait tremper.

Que de talents : écrivaine (nouvelle, pamphlet, chanson, chronique, théâtre, commentaires et éditoriaux), poète, dramaturge, essayiste, polémiste, indépendantiste et écologiste. Elle s’engagea avec cœur à défendre les intérêts de son « peuple d’eau », pour en finir avec la spoliation de l’eau «le sang dans les veines du pays »

André Bouthillier Eau-Secours

Hélène Pedneault, Porteuse d’eau au cœur de la saga d’Eau-Secours

par Louise Vandelac

On s’était croisées, on s’était lues, j’adorais ses Chroniques délinquantes, et on se connaissait de nom. Bref, on ne se connaissait pas.

En juin 1996, Hélène Pedneault me demanda de lui accorder une entrevue pour une série radiophonique sur l’indignation qu’elle préparait pour la chaîne FM de Radio-Canada. Le lieu ne pouvait être plus soporifique : une salle de classe sans fenêtre de l’UQAM. Ce fut pourtant l’étincelle d’une étonnante et passionnante complicité, dont les vagues ont déferlé pendant une douzaine d’années, jusqu’à la veille de sa mort, où je lui donnais sa dernière cuillérée de pommes de terre en purée en m’excusant, les larmes aux yeux, que ce ne soient pas des frites, elle qui en raffolait tant!

Hélène était d’une telle intensité et avait une telle écoute que chaque nouveau sujet d’indignation évoqué durant l’entrevue — et ces sujets n‘ont jamais manqué —déclenchait des flots de paroles. Au bout de deux heures d’indignation, elle me demanda comme si nous venions de commencer : « Mais quel est ton tout dernier sujet d’indignation? » Ce à quoi je répondis sans hésiter : « La privatisation de l’eau sous toutes ses formes. » Et nous voilà reparties sur l’eau pendant près d’une heure. Une entrevue fleuve… que je n’ai jamais entendue. Manifestement, elle a été avalée par les archives de Radio-Canada, comme d’ailleurs, et c’est fort triste, un très grand nombre d’entrevues d’Hélène.

***

Depuis plusieurs mois, je suivais attentivement les projets de privatisation de l’eau de la Ville de Montréal qu’élaboraient en catimini une douzaine de firmes, dont les plus grandes multinationales françaises de l’eau.

Ces multinationales projetaient de privatiser les services d’eau de Montréal ainsi que les infrastructures connexes; déjà largement payées par les contribuables à même les taxes municipales, ces dernières leur seraient ainsi refacturées. Cette mainmise sur des services essentiels était d’autant plus indécente que Montréal a l’une des meilleures qualités d’eau brute en Amérique du Nord, des installations de filtration et d’épuration en bon état et une population dont 35 % vivait alors « sous le seuil de faible revenu » — bel euphémisme pour pauvreté[1]. Or, en 1994 et 1995, après la privatisation des services d’eau dans l’Angleterre de Thatcher, quatre des principales firmes avaient été jusqu’à couper l’eau à 2 038 ménages[2], et certaines de ces firmes avaient exigé des « mauvais payeurs » qu’ils insèrent une carte de débit au robinet chaque fois qu’ils prenaient de l’eau. Conduite d’autant plus odieuse que, comme les tarifs avaient plus que doublé, quatre de ces firmes engrangeaient des profits de 1 776 millions de dollars, et que les deux douzaines de firmes du secteur affichaient des marges bénéficiaires nettes de 23 %. Le scandale avait même forcé Tony Blair à imposer une surtaxe sur ces « surprofits » exorbitants.

L’argumentaire pro-privatisation avait été savamment préparé. Après des décennies de négligence, les canalisations fuyaient de partout. Il suffisait donc de surestimer cette dégradation, de prétendre que la capacité d’emprunt de la Ville de Montréal ne suffisait pas pour gérer l’ensemble des opérations (ce qui était faux) et de brandir le spectre des dépassements de coûts.

La privatisation des infrastructures de filtration et d’épuration et des services d’acheminement des eaux propres et usées, allait en outre permettre d’utiliser une partie de l’usine de traitement Charles‑J.-DesBaillets[3] pour l’embouteillage d’eau, afin de revendre ces eaux refiltrées en bouteilles, au moins 1 000 fois plus cher que l’eau du robinet, comme le font Coca-Cola et Pepsi-Cola.

Bref, ces projets visaient à « faire de l’argent comme de l’eau », sur le dos des plus faibles pour s’approprier ensuite, comme on l’a vu en France, les autres services publics.

***

Hélène Pedneault était d’autant plus attentive à mes propos qu’elle avait été très impressionnée par les deux enquêtes sur la privatisation de l’eau en Angleterre et en France, présentées quelques semaines plus tôt à l’émission Enjeux de Radio-Canada. On y voyait notamment le PDG de la Lyonnaise des eaux, parler avec un grand sourire de son intention de privatiser les services d’eau de Montréal. On y apprenait aussi que le maire Bourque, Sami Forcillo et Roger Galipeau avaient été invités en France par des firmes intéressées, de même que des cols bleus de Montréal, considérant toutefois que la Ville de Montréal n’avait rien à envier à ces firmes. Enfin, l’émission montrait comment la ville de Grenoble, qui disposait auparavant de l’eau la moins chère de France, une eau de « qualité biberon[4] », avait fait les frais de la privatisation de ses services d’eau et d’assainissement au bénéfice, justement, de la Lyonnaise des eaux (groupe Suez). Enfin, ces privatisations avaient été liées à des pratiques de corruption impliquant le parti conservateur local, à tel point que le maire, Alain Carignon, avait écopé d’une peine de cinq ans de prison[5].

Dès que j’avais eu vent de l’imminence de ces projets de privatisation, secret de polichinelle des milieux politiques et des bureaux d’ingénieurs et d’avocats, j’avais alerté Karl Parent, mon conjoint, qui avec Alexandra Szacka, avait mené ces enquêtes en France, en Angleterre et ensuite au Québec pour Enjeux. Passionnée par le volet international de ces dossiers, j’étais abasourdie par l’ampleur et la vitesse des projets de mainmise sur les ressources des géants de l’eau à l’échelle de la planète. À Montréal, les informations filtraient au compte-gouttes, mais quelques journalistes d’enquête, notamment Kathleen Lévesque du Devoir et André Noël de La Presse, évoquaient régulièrement les eaux troubles de ces projets de privatisation. Après avoir souligné, dès février, à des dirigeants du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM) mes inquiétudes à ce sujet, ils  m’avaient invitée en juin à la rencontre d’une coalition pour un débat public sur l’eau, mais faute de temps, j’avais dû décliner leur invitation.

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Trois mois après notre entretien sur l’indignation (dont je n’avais plus entendu parler), un dimanche de septembre à 9 heures du matin, je recevais un coup de fil d’Hélène Pedneault : « Louise, qu’est-ce qu’on fait? On ne peut pas assister à un tel hold-up sans rien faire! » Trois heures de discussion. Ah! les interurbains qu’a dû payer Hélène pendant ses années à Saint-Zénon. Elle avait tellement besoin de calme et de solitude pour créer et tellement besoin d’action et de solidarité pour exister… Éternel dilemme qui lui a aussi coûté une fortune en essence pour ses innombrables allers et retours. Mais ce matin-là, j’étais surtout interloquée par son aplomb, sa colère et son engagement dans une affaire qui, au fond, ne la concernait qu’indirectement, elle qui vivait au bord du lac Saint-Sébastien à deux heures de Montréal. Mais sa révolte et son indignation m’ont convaincue qu’il fallait au moins essayer de dénoncer la trahison de nos élites et les empêcher de tout concéder à quelques multinationales.

Courage? Inconscience? Les deux sans doute. Après avoir longuement discuté des derniers éléments du dossier, nous en avons conclu que seule une très large mobilisation pouvait faire échec à de tels projets. Hélène a proposé d’organiser un grand spectacle d’information — elle en avait déjà glissé un mot à certains artistes, et nous avons convenu qu’il fallait former une très large coalition —incluant tous les organismes syndicaux, communautaires, environnementaux, indépendantistes et religieux ainsi que les regroupements d’étudiants, d’artistes, etc., — ouverte et démocratique, que la mobilisation devait s’appuyer sur des travaux de recherche solides, qu’une session de formation s’imposait pour éclairer le débat, et que j’essaierais de savoir si la coalition pour un débat public sur l’eau qui m’avait contactée quelques mois plus tôt poursuivait ses activités.

Deux coups de fil et deux jours plus tard, j’étais invitée à une rencontre du noyau de cette coalition avec des élus municipaux de l’opposition (qui était à l’époque le Rassemblement des citoyens et citoyennes de Montréal), ainsi que des représentants des syndicats de la Ville de Montréal et des conseils régionaux de Montréal de la FTQ et de la CSN. Après deux heures de discussion, des dissensions d’ordre stratégique commençaient à poindre, et il devenait évident que ces groupes ne pourraient pas gagner à eux seuls une telle bataille. Je leur expliquai alors la stratégie qu’Hélène Pedneault et moi proposions. Ce fut le coup d’envoi d’une étroite collaboration, notamment avec André Bouthillier, conseiller syndical et fin renard toujours très bien informé, et André Lavallée, alors membre de l’opposition municipale, bien au fait de ces dossiers.

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En quelques mois, grâce à nos réseaux de contacts respectifs, à un patient travail d’organisation et à l’appui des syndicats, la Coalition pour un débat public sur l’eau comptait une soixantaine de groupes de tous les horizons. Quelque 125 personnes participaient à une session de formation et François Patenaude, Martin Poirier et Léo-Paul Lauzon publiaient, à la Chaire d’études socio-économique de l’UQAM deux dossiers de recherche étoffés sur la privatisation de l’eau au Québec et dans le monde  Enfin, après un blitz médiatique où Hélène a joué un rôle clé, plus personne n’ignorait la teneur des projets de privatisation de l’eau et les risques qu’ils nous faisaient courir[6].

La veille du spectacle, l’émission Enjeux a diffusé « La ruée vers l’eau », une autre excellente enquête de  la même équipe, centrée cette fois sur les projets d’exportation d’eau, prévues en PPP, notamment avec Jean Coutu (le pharmacien) ainsi que sur la forte opposition des citoyens aux projets d’exploitation des eaux souterraines et de privatisation des services d’eau municipaux . Le reportage se terminait sur une discussion entre les co-animateurs du spectacle Eau Secours, Hélène Pedneault et Jean-Claude Germain où Hélène expliquait qu’elle ouvrirait le spectacle en s’adressant au premier ministre du Québec, Lucien Bouchard : « Est-ce qu’on est en train de se faire un pays ou est-ce qu’on est en train de se faire un centre d’achats? » Le ton était donné.

Le jour du spectacle, le responsable des consultations publiques de la Ville de Montréal a tenté à deux reprises de se faire inviter pour faire une allocution sur scène, ce que nous avons refusé de peur que le public lui lance des tomates. Cependant, cette démarche indiquait que notre vaste Coalition pour un débat public avait réussi à faire tourner le vent…

Le soir du 25 février 1997, le spectacle intitulé Eau Secours réunissait quelque 1 200 personnes à l’UQAM : la salle du pavillon Marie-Gérin-Lajoie était comble et plusieurs centaines de personnes suivaient le spectacle sur les écrans géants de l’agora. Conçue par Hélène Pedneault, la soirée réunissait Marie-Claire et Richard Séguin, Sylvie Tremblay et Monique Fauteux, les regrettés Sylvain Lelièvre et Pierre Perreault, le pianiste Pierre Jasmin (l’âme des Artistes pour la Paix) et la comédienne Catherine Sénart, le quatuor Seconde nature, le poète Michel Garneau et les écrivaines Marie Savard et Suzanne Jabob dont le poème, résonnait comme un nouveau « speak white »… écologiste. Le chercheur François Patenaude livrait les principales données de leurs études, et Hélène lisait une série de télégrammes savoureux signés par le Saint-Laurent, la Seine, la Tamise et autres grands fleuves du monde, ainsi bien sûr que par la rivière Saguenay. Un franc succès.

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Dès nos premières discussions, Hélène et moi avions été frappées par l’incompréhension profonde des enjeux environnementaux, pourtant si cruciaux pour l’avenir du Québec, qu’affichait le gouvernement du Parti québécois. Était-il encore à ce point obnubilé par l’équation nature = ressources naturelles qu’il ne pouvait rien envisager d’autre que l’exploitation de ces ressources au profit de multinationales, et trop souvent à nos dépens ? À l’époque, ni la base du Parti québécois, ni les militants des milieux indépendantistes n’étaient au courant des tractations en cours pour la privatisation des services d’eau et des infrastructures connexes. Or, pour avoir donné de nombreuses conférences d’information dans ces milieux, Hélène et moi avions pu constater combien ces projets scandalisaient les gens dès qu’ils étaient au courant. Mais qu’en était-il des hauts dirigeants du parti?

Pour en avoir le cœur net, j’ai contacté l’un d’eux; nous avons pris rendez-vous pour un lunch, et il m’a proposé d’y amener les deux responsables des dossiers environnementaux dont Martine Ouellet. La discussion a été vive et franche : ou bien la direction du parti était au courant des projets de privatisation de l’eau et devait en informer ses membres, ou bien elle n’était pas au courant et c’était encore plus grave! Bref, le message était clairement lancé, tant dans les milieux indépendantistes que syndicaux, dont les appuis  ont toujours été essentiels au Parti québécois.

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Dès le lendemain du spectacle Eau Secours, le téléphone d’Hélène et le mien se sont mis à sonner sans dérougir. Des dizaines d’appels par jour de gens de tous les coins du Québec aux prises avec des projets d’embouteillages d’eau souterraines, de barrages privés, des problèmes de pollution et ainsi de suite.

Devant l’ampleur,  la diversité et la complexité des dossiers hydriques et la faiblesse des ressources disponibles pour les citoyen.ne.s soucieux de protéger leur milieu, Hélène Pedneault, André Bouthillier, André Lavallée et moi avons décidé de créer la Coalition Eau Secours! La « Coalition québécoise pour une gestion responsable de l’eau », critique implicite de la gestion si peu responsable du gouvernement.

Le soir de la fondation d’Eau Secours, Hélène a eu l’idée brillante de détourner l’expression offensante « peuple de porteurs d’eau » pour en faire un signe de reconnaissance des « citoyens et des citoyennes qui ont accepté de mettre leur intelligence et leur notoriété au service de l’eau ». Depuis 1997, plus d’une centaine de personnalités sont ainsi devenus Porteurs d’eau, notamment Gilles Vigneault, Anne Sylvestre, Frédéric Back, Hubert Reeves, Maude Barlow, les Zapartistes, Raôul Duguay, Paul Piché, Yves Michaud, Dorval Brunelle, le groupe Mes Aïeux, Ricardo Petrella, Andrée Ferretti, Pierre Jasmin, Jacques Dufresne, Laure Waridel, Zachary Richard, David Suzuki et les regrettés Pierre Dansereau, Michel Chartrand, Marc Favreau, Albert Jacquard, parmi tant d’autres…

Hélène avait un sens inné de la stratégie et comprenait aussi bien la nécessité d’une solide organisation que l’importance de la recherche et de la formation, mais son terrain d’action privilégié était les liens avec les artistes et les médias. C’est d’ailleurs notre analyse des médias et le constat qu’ils délaissaient déjà l’information et les affaires publiques au profit des émissions de variétés qui nous a incitées à privilégier ces créneaux — ce que l’engagement de très nombreux artistes a grandement facilité. Cet engagement marquait un virage important, car jusque-là très rares étaient ceux qui s’étaient mouillés pour des enjeux environnementaux[7].

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Les mois qui ont précédé et suivi la création de la Coalition Eau Secours ont vu la montée d’une immense vague d’indignation qui, portée par des centaines de milliers de personnes, a réussi contre toute attente à stopper les projets de privatisation des infrastructures et services d’eau de Montréal — et, par ricochet, ceux de Toronto, de Vancouver et de Moncton. Cédant à la pression, le gouvernement allait bientôt mettre sur pied la Commission sur la gestion de l’eau au Québec présidée par André Beauchamp, du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), dont le rapport allait déboucher sur la Politique nationale de l’eau adoptée en 2002 sous la gouverne d’André Boisclair, alors ministre de l’Environnement.

Pour Hélène, cette bataille fut le début d’un engagement profond et indéfectible : pendant 12 ans, elle n’a jamais cessé d’écrire sur l’eau, de parler de l’eau et de convaincre des artistes de devenir Porteurs d’eau. Surtout, avec une équipe soudée et des artistes profondément engagés, elle a monté des dizaines de spectacles-bénéfice[8] pour célébrer les bons coups et les anniversaires de la Coalition Eau Secours, mais surtout pour la financer et parfois pour financer des batailles locales. Chacun de ces spectacles exigeait d’elle des efforts colossaux, souvent dans des conditions personnelles fort difficiles.

Sans l’énergie et la ténacité d’Hélène, sans son amour profond du Québec, « ce pays réel », comme le dit si bellement Gérard Beaudet[9], qu’elle avait chevillé au corps, sans son infaillible droiture et son bonheur de dire haut et fort en toute liberté, avec son rire sonore et généreux, que les voleurs d’eau allaient frapper leur « Water l’eau », aurions-nous réussi à contrer ce coup de force de la privatisation?

Sans l’intime complicité d’Hélène avec tant d’artistes et d’écrivains qui ont mis en mots et en musique la colère sourde du peuple contre l’appropriation en douce du bien commun, aurait-on pu éviter les projets de privatisation et de PPP qui se multipliaient dans les officines municipales et gouvernementales? Sans cette solidarité forte pendant les années de démarrage, aurait-on pu stopper les velléités de captage et d’embouteillage commercial d’eaux souterraines à Franklin et ailleurs, et pu calmer les ardeurs de nos castors bricoleurs multipliant, à nos dépens, leurs barrages privés sur les plus belles chutes du Québec?

Évidemment, Hélène Pedneault n’était pas seule. Mais elle a été au cœur de l’étonnante complicité entre syndicalistes, artistes, intellectuels, journalistes, fonctionnaires, politiques, écologistes et citoyens de tous les horizons qui a mis un frein à cette trahison de nos élites.

 

***

Pour que tous et toutes comprennent « la langue de l’eau », comme disait Hélène, nous étions toutes deux convaincues que la dimension symbolique de l’eau, sa beauté, sa pureté et sa puissance d’évocation étaient essentiels à l’analyse politique, aux enjeux scientifiques et aux préoccupations écologistes. Nous voulions inscrire à la fois dans l’imaginaire et dans la réalité une nouvelle intelligence de l’eau, une nouvelle sensibilité collective à cette trame bleue du « pays réel ».

En ce sens, l’un des moments les plus mémorables des premières années d’Eau Secours fut sans doute la séance spéciale de consultation que nous avons obtenue de la Commission sur la gestion de l’eau au Québec pour la clôture de ses travaux. Après les mémoires officiels se sont succédés des poèmes, des textes et des chansons des Porteurs d’eau, avec en conclusion une chanson de Gilles Vigneault intitulée « La source ne vend pas son eau », interprétée par Richard Séguin et entonnée par toute la salle. Le président de la Commission, André Beauchamp, a alors éclaté en sanglots. Émus et étonnés, nous avons dit, Michel Chartrand en tête, « ce n’est que de l’eau », « les larmes sont la vérité de l’eau ». Quelques brèves images subsistent de ce moment dans Eau que je t’aime! Eau Secours! dix ans déjà! réalisé par Karl Parent et disponible sur le site Web d’Eau Secours[10].

***

Hélène a vite compris que la bataille de l’eau menée d’abord contre la mainmise de multinationales étrangères sur les infrastructures et services d’eau municipaux devait s’étendre à la préservation de l’intégrité des eaux du Québec devant les velléités d’exportation massive d’eau, au profit des États-Unis notamment. Compte tenu de la surexploitation des eaux souterraines nord-américaines pompées par les monocultures intensives et l’urbanisation croissante, et ce, dans le contexte des changements climatiques, comment ne pas s’inquiéter de l’assèchement de l’immense nappe de l’Ogallala (qui dessert 6 États des États-Unis, dont le Texas, et 12 grandes villes) ou par la désertification croissante de certaines régions de Californie résultant du pompage excessif des «ranchs d’eau », terrains privés achetés pour en vendre l’eau? Comment ne pas saisir l’ampleur des défis quand on parle d’eau comme une simple marchandise et qu’on discute déjà aux États-Unis de « sécurité hydrique » les yeux rivés vers le nord?

La lutte est très loin d’être terminée. Il n’y a qu’à voir la mauvaise gestion des infrastructures municipales mise en évidence sous l’éclairage cru de la Commission Charbonneau, les dégâts des pollutions minières, industrielles, forestières et agricoles et leurs répercussions en cascade,  l’envasement inéluctable du lac Saint-Pierre — cette réserve de la biosphère de l’UNESCO[11] —,  les ravages causés par les cyanobactéries dans des centaines de lacs du sud du Québec, la destruction des rares rivières vierges… Il n’y a qu’à voir les rejets massifs de contaminants dans les eaux du Saint-Laurent, l’érosion accélérée des îles du fleuve et des berges de la Côte-Nord et le déclin accéléré des bélugas, absurde témoignage de la façon dont nous maltraitons un fleuve dont les problèmes risquent d’être encore aggravés par les projets d’exploitation des hydrocarbures de l’île d’Anticosti et du gisement Old Harry.

Il n’y a qu’à voir l’épuisement des ressources, l’érosion de la biodiversité, la multiplication des évènements extrêmes, les dérèglements du climat et le réchauffement planétaire qui, amplifié par l’éventuel largage d’hydrates de méthane océaniques, risque d’atteindre les fatidiques deux degrés centigrades qui nous séparent d’un emballement climatique incontrôlable. Et comment passer sous silence les supplices infligés aux 780 millions d’humains qui n’ont pas accès à une eau potable en quantité et en qualité suffisantes, aux 2,5 milliards d’humains privés de services sanitaires et au 1,5 million d’humains, qui en meurent chaque année et dont 90 % sont des enfants de moins de cinq ans. Inqualifiable génocide hydrique auquel une fraction des sommes dépensées en armement ou en publicité pourrait pourtant facilement mettre fin.

Entre cette abyssale cupidité et cet aveuglement arrogant, notre monde semble aspiré par le vortex d’une croissance infinie orientée par des boussoles économiques complètement détraquées. Cela aussi, Hélène le savait, et nous en parlions souvent. Elle savait aussi que nous ne pouvions y opposer qu’un solide travail d’analyse pour comprendre la genèse des phénomènes, l’humanisme fécond d’une écologie politique du bien commun, une solidarité à toute épreuve et la force du bonheur partagé à réinventer des manières de permettre aux êtres et au monde de se régénérer. Elle y a goulûment participé. Merci Hélène. Tu nous manques…


[1] Selon le recensement de Statistique Canada de 2001, ce taux était alors de 29 % à Montréal, nettement plus que toutes les autres grandes villes canadiennes : Ottawa, 15 %; Toronto, 22,6 %; Winnipeg, 20,2 %; Calgary, 14,1 %; et Vancouver, 27 %. Source : Conférence régionale des élus de Montréal (2004), Rapport sur la pauvreté à Montréal, p. 8), http://credemontreal.qc.ca/wp-content/uploads/2012/02/20040901-Rapport-pauvrete-a-Montreal.pdf.

[2] Émission Enjeux.

[3] Inaugurée en 1978, cette usine de filtration d’eau avait été conçue en surcapacité pour desservir à la fois Montréal et Ville Laval, m’a confié un jour M. Gérard Niding, président jusqu’en 1978 du Comité exécutif de la Ville de Montréal sous l’administration Drapeau. Or, Ville de Laval décida d’avoir ses propres installations, un autre dossier chèrement payé.

[4] Eau qu’on peut donner directement aux nourrissons.

[5] Il a fallu 10 ans de travail au nouveau maire de Grenoble et aux citoyens regroupés dans un collectif Eau Secours pour « remunicipaliser » les services d’eau qui avaient fait l’objet de ces malversations.

[6] Le très populaire Jean-Pierre Girerd, caricaturiste La Presse de 1968 à 1995, avait  gracieusement accepté de dessiner l’affiche, qui montrait une vingtaine d’agneaux poursuivant un loup qui voulait leur faire payer leur eau.

[7] On a pu mesurer par la suite l’immense apport des artistes dans les luttes écologistes. Pensons notamment au travail de Richard Desjardins et Robert Mondrie dans le débat sur les forêts et les mines, à l’engagement de Roy Dupuis dans la Fondation Rivières et aux efforts déployés par Dominic Champagne dans la bataille contre les gaz de schiste. C’est en bonne partie grâce à ce dernier  appuyé par une multitude d’autres artistes, qu’en 2012, dans la foulée des grèves étudiantes, plus de 250 000 personnes ont manifesté pour l’environnement et le bien commun.

[8] Dont on peut retrouver sons et images, quelques disques et films sur le site d’Eau Secours http://eausecours.org/boutique/

[9] Urbaniste réputé et président de la Fondation Héritage Montréal.

[10] http://eausecours.org/boutique/

[11] « On dénombre actuellement 621 réserves de biosphères réparties dans 117 pays, dont 12 sites transfrontaliers. » Pour en savoir plus: http://www.unesco.org/new/fr/natural-sciences/environment/ecological-sciences/biosphere-reserves/.