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Ray Acheson, Beatrice Fihn et le secrétaire-général des Nations-unies Antonio Guterres

Observations [1] par Ray Acheson, directrice de “Reaching Critical Will” de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (WILPF, 1915); représentante du Comité de Direction pour la Campagne Internationale pour l’Abolition des Armes nucléaires (ICAN.org) et du Réseau canadien pour l’abolition de l’arme nucléaire (CNANW). Le 6 Août 2020.

Traduit de l’anglais par  Christian P. Morin et Pierre Jasmin, APLP

 

Les armes nucléaires avalent 138 000$ par minute

Nous nous rassemblons – en ligne – aujourd’hui au milieu d’une pandémie mondiale pour commémorer les 75 ans d’une autre pandémie – celle des armes nucléaires.

Car depuis 75 ans, nous vivons sous la menace d’une explosion incendiaire radioactive dont les effets seraient une immédiate dévastation qui toucherait toutes les générations.

Depuis 75 ans, des activités reliées aux armes nucléaires ont pollué la terre et l’eau, affectant les communautés autochtones de façon disproportionnée.

Pendant 75 ans, des entreprises comme Lockheed Martin et Boeing ont engrangé d’incroyables profits sur des contrats gouvernementaux appliqués à des bombes nucléaires et bombardiers.

L’année dernière, les neuf pays détenteurs d’armes nucléaires ont dépensé 73 milliards de $ dans l’armement nucléaire. Cela représente 138 000 $ par minute. Cela explique pourquoi, en pleine pandémie du COVID-19, les États-Unis ont davantage d’ogives nucléaires que d’hôpitaux.

Les populations du monde entier ont souffert de ces choix économiques, tandis que d’autres en profitaient.

Le patriarcat du nucléarisme

Certains universitaires, politiciens et bureaucrates ont obtenu de l’avancement en reflétant des positions de « think tanks » et de gouvernements financées par les profiteurs nucléaires. Ils répandent des théories de « dissuasion nucléaire » et de « stabilité stratégique » en justification des gigantesques investissements dans ces technologies de violence armée, qui défient l’entendement.

Voici le « nucléarisme ». Le nucléarisme est le mythe selon lequel les armes nucléaires seraient essentielles pour notre sécurité et qu’elles « découragent » les conflits.

Le nucléarisme est une propagande épique, affirmant que les armes qui peuvent plusieurs fois éliminer toute vie humaine sur la planète seraient en fait la seule chose garantissant notre sécurité.

Le nucléarisme, c’est le patriarcat : la prédominance d’un schème de pensée qui veut que violence égale pouvoir. Une mentalité dérivant de la domination des hommes sur les femmes, du suprématisme blanc et de la richesse, de la conformité physique et de l’hétéro normalité.

Le nucléarisme fait partie de la priorisation capitaliste du profit sur les êtres humains.

Il est partie intégrante du militarisme qui accumule la richesse grâce aux guerres.

Il est l’un des nombreux échafaudages structurels de violence qui empoisonnent nos sociétés.

Les politiques de développement, de tests et d’usage des armes atomiques sont des politiques de racisme radioactif. Cette même idéologie raciste permet à certains gouvernements de faire exploser des bombes nucléaires, d’extraire des minerais radioactifs puis d’enfouir leurs déchets nucléaires sur des territoires autochtones ou près de communautés défavorisées, et on la retrouve à l’intérieur des systèmes carcéraux et des contrôles des frontières.

Schèmes d’oppression et de violence

Dans nos actions pour l’abolition du nucléaire, nous devons porter notre attention sur tous les schèmes d’oppression et de violence qu’on retrouve dans d’autres échafaudages de structures.

Beaucoup des technologies et tactiques, ainsi que la brutalité policière que l’on peut observer dans les rues américaines ont été d’abord testées à Standing Rock. Et les agents de police frontalière lâchés dans les rues de Portland avaient d’abord raffiné leurs tactiques et leur déshumanisation sur le dos des migrants.

Certains disent que le Canada est différent, que ce genre de choses ne peut se produire ici, que nous n’avons pas le même « passé raciste », ni la même historique de violence.

Mais rien de cela n’est vrai. Notre historique de violence et d’oppression est gravée sur la terre et l’eau de notre pays, définie par qui habite où, quelle langue est parlée, comment nous traitons notre environnement, comment nous utilisons nos ressources pour générer de la richesse, ce qu’on nous enseigne être possible, et qui on traite de naïf.

Nous devons connaître notre histoire – notre vraie histoire, pas la version des Minutes du patrimoine. L’histoire des mines d’uranium sur les territoires autochtones du Canada, qui contribuèrent au largage des bombes sur le Japon, à la course aux armes nucléaires et à la dangereuse prolifération des puissances nucléaires sur la planète.

On retrouve aujourd’hui ces attitudes dans les investissements du Canada dans une autre industrie toxique : le pétrole. Des entreprises canadiennes, soutenues par le gouvernement, construisent des oléoducs et des gazoducs à travers des territoires autochtones et commettent des actes de violence contre les protestataires.

Nous avons vu l’État colonial canadien faire assaut de violence contre les Wet’suwet’en; nous avons vu Jagmeet Singh expulsé du Parlement pour avoir présenté un projet de loi contre le racisme [2]; nous avons vu des activistes arrêtés pour avoir vandalisé des statues de personnages racistes à Toronto [3].

Nous devons examiner la façon dont notre gouvernement réagit aux protestations et à la révolte. Nous devons porter notre attention sur les armes et les technologies de surveillance dans lesquelles il investit.

Appels pour une société meilleure

Mais il ne s’agit pas seulement de se préparer au pire. Nous avons la chance de pouvoir faire ce que d’autres, dans de nombreux pays, ne peuvent pas : créer le monde que nous désirons, au lieu de réagir à un cauchemar dystopique à mesure qu’il se déroule.

En ce moment même en diverses villes canadiennes, il y a de nombreux appels à couper des fonds investis dans la police, à abolir des prisons et à bâtir des structures alternatives pour la prévention et pour une justice transformatrice. Ce travail incroyable est crucial pour bâtir le genre de communautés dans lesquelles nous pourrons tous vivre et prospérer. Ce travail comprend, entre autres choses, le désarmement et la démilitarisation : il s’agit de désinvestir des armes et de la violence, pour investir dans la paix et l’égalité.

Abolir les armes nucléaires fait partie de ce travail. Le Canada ne possède pas d’armes nucléaires, mais notre gouvernement a dit que les interdire « ne servirait pas à grand-chose ». Il a maintenu vouloir le désarmement nucléaire, mais appuie la possession et le possible usage de ces armes par ses alliés, comme membre de l’OTAN. Le gouvernement prétend vouloir développer une politique étrangère féministe, mais refuse de ratifier le seul traité permettant d’interdire définitivement ces armes patriarcales, le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires.

Répondant à l’appel de Setsuko Thurlow que le Canada ratifie le Traité, le Premier ministre Justin Trudeau, par son porte-parole Adam Austen, a simplement dit qu’il « salue les efforts soutenus des activistes pour attirer l’attention sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires ». Ce n’est pas suffisant. Cette admission de retombées catastrophiques de ces armes doit être suivie par une action concrète pour les abolir.

Il est temps de se débarrasser de ces balivernes sur l’équilibre stratégique et la dissuasion, et tirer des leçons de l’expérience de ceux qui ont directement vécu la réalité des armes nucléaires. Si le gouvernement canadien est sérieux dans ses prétentions féministes, dans sa démarche de réparation avec les nations autochtones et quant à son rôle de leader dans la lutte aux changements climatique, il a BEAUCOUP de pain sur la planche.

À commencer par quelque chose à faire tout de suite, signer le TIAN et entamer son processus de ratification. Non seulement le Traité rend illégales les armes nucléaires dans tous les pays et met la table pour leur élimination, mais il reconnaît l’impact disproportionné que les activités liées à ces armes ont eu sur les communautés autochtones. Il reconnaît le caractère genré de l’impact des radiations et appelle à tenir compte de la diversité des genres dans les discussions sur les armes nucléaires. Il comprend des clauses sur l’aide aux victimes et sur la réparation environnementale, en reconnaissance des torts infligés aux communautés et de leurs besoins. Se joindre au Traité serait pour le Canada une démarche significative dans l’atteinte du rôle de créateur de paix et chef de file en matière de réconciliation auquel il prétend.

Aux activistes : dans tous les travaux que nous entreprenons pour un monde plus pacifiste et égalitaire, nous devons absolument déconstruire le pouvoir, nous concentrer sur la réalité vécue et créer une économie politique de non-violence. Peu importe le projet social ou politique qui nous occupe, ce sont là les ingrédients-clé du début du changement. Les armes nucléaires ne font pas exception.

NOUS POUVONS ABOLIR LES STRUTURES DE VIOLENCE. Ce n’est pas utopique, ni hors de portée. Il y a quelques heures à peine, le procureur général de l’État de New York a donné l’ordre [4] de dissoudre la National Rifle Association, l’une des plus grosses institutions des États-Unis.

Nous pouvons nous tenir debout pour la justice, pour la paix.

Nous pouvons créer le changement si nous travaillons ensemble, si nous persévérons dans la lutte et trouvons l’espoir dans nos efforts collectifs.

Merci encore de m’avoir invitée à participer à cette commémoration, et je le redis avec vous tous : Plus jamais d’Hiroshima.


[1] https://reachingcriticalwill.org/news/latest-news/14737-75th-hiroshima-and-nagasaki-commemoration

[2] NDLR  Les Artistes pour la Paix qui traduisent ces remarques de Ray Acheson diffèrent ici d’opinion : cette dernière, résidant à New York, n’a pas eu accès aux nouvelles télévisées qui ont révélé plutôt un malentendu courant au Parlement amené par la différence de langue.

[3] http://www.artistespourlapaix.org/?p=18864 article qui apporte des nuances.

[4] Aussitôt porté en appel, mais c’est un solide début !