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Voici que le Purgatoire tire finalement à sa fin pour notre grand compositeur! Jeudi au Centre National des Arts à Ottawa et vendredi à la Maison Symphonique de Montréal, Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre Métropolitain ont interprété la 5e Symphonie de Jacques Hétu, une œuvre qu’il n’a jamais entendue de ses oreilles autres qu’internes, puisqu’elle fut créée trois semaines après sa mort par l’Orchestre Symphonique de Toronto dont les chefs appréciaient sa musique.

Jacques Hétu, le compositeur canadien de facture classique le plus joué par les orchestres du monde entier, fut donc choyé par ses grandes œuvres créées chez nous surtout par l’Orchestre symphonique de Québec, les orchestres d’Ottawa, de Toronto, de Vancouver et l’Orchestre Métropolitain. Sa vaste Symphonie opus 81 que Christophe Huss, grand critique du Devoir, qualifie de véritable chant du cygne de « notre Jean Sibelius national », d’une durée de trois quarts d’heure, emprunte des accents de Mahler, Berg et Chostakovitch, servis par une orchestration digne de Henri Dutilleux son professeur, et se termine comme la 9e Symphonie de Ludwig, par un chant choral entonnant le poème Liberté de Paul Éluard. « Liberté comme celle qu’il a affichée contre les modes et dictats qui lui ont valu mépris et ostracisme ici », ajoute Huss, avec un sens du pathos justifié par le sort réservé par la frange snob montréalaise à Hétu et à son ami André Prévost. Des milliers d’exemplaires de ce poème furent largués par la Royal Air Force au-dessus de la France en 1942 pour encourager la résistance contre les Nazis. Rappelons cette qualité résiliente de Jacques, qui trois semaines avant sa mort envoyait sa cotisation aux Artistes pour la Paix pour nous aider à lutter pour un art de résistance, aux côtés de ses maintenant défunts amis cinéastes Gilles Groulx et Jean-Claude Labrecque. Après tout, il a aussi composé un chef d’œuvre, Images de la Révolution opus 44, créée par Charles Dutoit et l’OSM, en hommage à la Révolution française, une suggestion de notre collègue historienne d’art à l’UQAM, Claudette Hould.

Jacques_Hetu_2Ne recherchant pas les glorioles, Hétu [1] se sentait d’abord Québécois, comme la présence de son ami Yves Beauchemin (qui a écrit pour lui l’opéra le Prix) en témoigna lors du récital-hommage qui lui fut consacré le 9 février en après-midi en la Salle Jacques-Hétu de l’UQAM, 10 ans jour pour jour après sa mort, devant la photo projetée que vous pouvez contempler ci-contre.

Je ne sais pas si l’âme de Jacques était présente vendredi, concert que j’ai dû manquer à cause de la tempête de neige, mais samedi elle l’était, devant un auditoire intime chaleureux d’une cinquantaine de personnes : son fils Bernard et sa veuve Jeanne Desaulniers, qui l’a veillé en ses derniers jours dans leur vaste maison de Saint-Hippolyte, ses collègues Connie Isenberg, Claude Dauphin, professeur émérite qui a livré un bref discours sensible et moi-même, émus de la présence de madame Renée Rouleau [2].

La directrice du département de musique Isabelle Héroux nous a accueillis avec simplicité à ce récital entièrement consacré aux œuvres de Jacques, avant d’interpréter de mémoire son morceau favori entre tous, trois mouvements de la suite pour guitare opus 41, autrefois créée par Alvaro Pierri. Elle a généreusement présenté Frédéric Lambert qui a eu l’idée de cet hommage et que les auditeurs mélomanes de Radio-Canada connaissent bien pour ses commentaires éclairants hebdomadaires. Félicitons-le d’avoir entraîné ses étudiantes Joëlle Vaillancourt, Alix Croset et Fléchelle Providence-Lépine au violon, Éva Doucet-De-Leon à l’alto et Eugénie Raphaëlle Lépine au violoncelle dans deux adagios tirés du quatuor opus 50 – terminant le concert avec une section en majeur consolante – et du quatuor opus 3 : il est toujours fascinant de constater chez les très grands compositeurs à quel point leur langage est fermement engagé et reconnaissable dès leur plus jeune âge !

Soulignons enfin l’accompagnement au piano par Valérie Dallaire, qui lors de son doctorat sur Jacques Hétu à l’Université de Montréal, avait perçu les riches correspondances du langage Hétu avec les modes à transposition limitée de son professeur Olivier Messiaen : la stabilité rythmique et les perceptions harmoniques subtiles du jeu de Valérie a bien servi ses partenaires Marie-Hélène Breault à la flûte dans deux pièces datant de 1965, Martin Carpentier à la clarinette dans le nocturne opus 26, Mélanie Harel au hautbois dans Incantation opus 28, ainsi que la très expressive Chloé Dominguez au violoncelle dans la sonate opus 63.

Tristesse de voir ces qualités reconnues par un si petit nombre, heureusement compensée par l’appréciation unanime de tous et toutes, restés à fraterniser longuement.


[1] Jacques a été un ami cher et un collègue qui m’a précédé et succédé à la direction du département de musique de l’UQAM, avec une totale complicité pour tous nos projets d’enseignement, y compris ceux de musique populaire et de musicothérapie. Le bonheur de jouer ses œuvres fut toujours intense, et comme soliste, et comme accompagnateur de Colette Boky et Joseph Rouleau, pour des mélodies tirées de ses Clartés de la Nuit opus 20 et ses Abîmes du rêve opus 36, les deux cycles sur des poèmes d’Émile Nelligan.

[2] Son mari Joseph, qui a commandé plusieurs œuvres à Jacques, est mort en août dernier : lire http://www.artistespourlapaix.org/?p=16778