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Joanna Kulig, actrice principale

Cette actrice illumine le film malgré la faillite de son destin, telle Julie Christie dans le docteur Jivago. Si des critiques parlent de drame sentimental, Odile Tremblay (le Devoir) et André Duchesne (La Presse) unissent leurs talents pour affirmer, l’une que tout est politique, le second en cernant ainsi le véritable sujet exigeant du film, la vérité de l’art : « Au-delà des comédiens, c’est la musique qui est la grande vedette de ce film. La musique qui unit les peuples, la musique comme vecteur d’identité culturelle, la musique présente dans toutes les grandes histoires d’amour. Ainsi, dans les premières minutes du film, le réalisateur fait émerger tout un pan de la musique folklorique polonaise à travers une formation de jeunes chanteurs, danseurs et musiciens. »

Et quelles premières minutes, où l’intensité brute rythmique et la pureté mélodique sans épanchement sentimental des danses et chants folkloriques a capella nous jettent à terre, en particulier la voix qui sort des lèvres et de la gorge de Joanna Kulig. Nous voilà aussi subjugué que le personnage principal Wiktor joué par Tomasz Kot qui tombe amoureux. Attention, lui dit-on, elle sort de prison pour avoir tué son père. Et Zula répond sans émotion et sans hésitation lorsqu’il lui demande la vérité dans le champ d’herbes dont on reparlera : « mon père, qui d’ailleurs n’est pas mort, m’a prise pour sa femme, et mon couteau s’est chargé de lui signifier son erreur ». Elle qui n’a rien à cacher lui assènera tout au long de sa vie d’autres vérités, aussi tranchantes qu’un couteau, comme cette scène où l’amoureuse montre sa soif de vie en le délaissant pour se lancer dans une danse de rock n’roll endiablée avec de jeunes partenaires.

Pawel Pawlikowski, reconnu pour Ida (70 récompenses internationales dont l’Oscar du meilleur film étranger en 2015), à nouveau en nomination cette année, n’a évidemment pas gagné pour un film qui contient trop de vérités, gênantes autant pour les nostalgiques du communisme que pour les véreux capitalistes décadents. Si d’autres préfèreront croire à la fable du Mystère Carmen d’Éric-Emmanuel Schmitt, qui prétend que Bizet aurait à la fin de sa vie rejeté les compromissions pour se lancer dans la composition du plus grand chef d’œuvre opératique français, l’histoire racontée par Pawlikowski inspirée de ses parents artistes déchirés par un amour impossible sur fond de tension Est-Ouest impose plutôt un vrai sujet, ou du moins celui qui s’est imposé à mes oreilles évidemment subjectives : l’authenticité de la musique, par elle interprète, et par lui, pianiste et arrangeur, dans des débuts éblouissants de grâce, qui seront d’étapes en étapes (a-t-il voulu cette dégradation comme symbole de tout amour ?) compromis en fins de carrière où elle s’affuble d’une perruque foncée pour chanter et se déhancher sur une ballade sud-américaine insignifiante, tandis que lui en est réduit à faire sur commande des musiques minimalistes de films policiers produits en série par un producteur dont il entretient l’intérêt en lui lançant sa femme entre les pattes. La fin du film veut racheter tous ces échecs.

Chacune des scènes, en blanc et noir comme le film de Cuaron, est composée comme un tableau poétique parfaitement cadré, campé tour à tour dans le plat pays de la Pologne, dans les nuits vénéneuses de Paris et de Berlin et dans l’aspect campagnard de l’ex-Yougoslavie : le Festival de Cannes a tant apprécié qu’il lui a décerné le convoité Prix de la mise en scène 2018. Ce découpage de scènes successives nuit à l’expression humaine d’une relation d’amour à laquelle il est difficile de croire, si ce n’est que la révélation de ses vérités est aidée par le minimalisme des dialogues : le couple s’unit dans ses silences. « La nostalgie n’est pas mon moteur, mais cette simplicité de l’époque me manque, quand il n’y avait pas toute cette pollution sonore. Ce film a été aussi pour moi un voyage sentimental. Dans une scène, le couple est couché dans l’herbe. Avec mon père, j’allais jouer près de cette rivière. Quand vous cherchez des images et des sons, les idées surgissent de votre passé », se confie Pawlikowski à Odile Tremblay.

Quand on entend la chanson si poignante du début du film charriée tour à tour à l’intérieur d’un supershow communiste à la gloire de Staline jusqu’à une rendition décadente où même le jazz est trahi par la volonté d’exploiter le corps de l’interprète et sa voix sensualisée à l’extrême pour imiter les ultimes instants de Billie Holiday, on se rend compte à la fois de la fragilité de la musique ainsi malmenée, mais aussi, paradoxalement de sa force pure qui ne peut être trahie, à la condition de la percevoir et d’avoir la force de toujours la respecter.

Le compositeur Helmut Lachenmann définissait la beauté de la musique comme refus d’habitude et assumait une part d’hédonisme, avec ses ( plotiniennes ) « vertus de pureté, de clarté, de richesse d’humanité ». Erwarten Sie Wunder ! Attendez un miracle (traduit platement par Sonnez, merveilles) co-écrit par Kent Nagano et Inge Kloepfer en 2014 pour Berlin Verlag (Boréal, novembre 2015), illustrait « le parcours de Maestro Nagano, petit-fils de modestes immigrants japonais ayant grandi dans un village de la côte californienne, dont la foi en la dimension spirituelle de la musique, ainsi qu’en sa profondeur de sentiment et de pensée, absentes de ce que nous propose le divertissement, obsession contemporaine » (mots tirés du résumé promotionnel du livre), le portera à défendre par exemple l’incandescent Frank Zappa.

Pawlikowski se défend d’être le peintre du fataliste, relatait Odile Tremblay en mai 2018. « Toute vie finit mal, admet-il, mais c’est le paradoxe des relations humaines qui m’intéresse, cette quête d’une façon de se comporter décemment dans un monde où chaque choix aura des répercussions énormes. »

Et ces choix sont à faire à chaque instant par les musiciens et par chaque artiste.