Labourer l’espoir pour récolter la paix

charrue

 

Né durant la Seconde guerre mondiale de 1939-1945, dès l’âge de dix ans ou à peu près, j’ai appris à manier la charrue tirée par une paire de chevaux sous l’œil expert de mon père. J’apprenais la vie avec mes mains calleuses couvertes de boue et de poussière.

En jetant un coup d’œil sur le miroir de mon passé, je perçois les couleurs et les odeurs émergeant du revers des croûtes de chaume fortes et résistantes. Ça me rappelle aussi mes bras tendus sur les poignées de la charrue, cet instrument aratoire séculaire. Je rêve encore que je marche dans le sillon tracé. Maîtriser l’art du labour, c’est découvrir l’envers du monde à chaque pas, quand une tranche de terre se renverse sous l’oreille de la charrue. Labourer avec adresse était et reste toujours un geste noble pour bien comprendre le langage intime d’un sol enfoui sous une couche d’herbe. Les vers de terre, les scarabées, parfois un crapaud engourdi, les millions de racines de mil, de trèfle, de luzerne, de blé, d’avoine ou de simples pissenlits, tout exprime la force des mystères cachés dans cette puissance vitale.

Retourner le sol crée une cicatrice dans un champ, mais contribue en même temps à embellir la fresque de l’univers comme s’il s’agissait d’un gigantesque coup de pinceau dans un paysage. À dix ans, toucher, sentir et voir la capacité créatrice d’un sol signifiait apprendre à respecter la Terre-mère, sensuelle et vibrante. Ces sensations m’ont fait comprendre pourquoi les paysans sont si attachés à leur jardin nourricier.

Creuser chaque sillon, un à la fois, au rythme du halètement d’une paire de percherons, s’avérait un défi de taille, mais surtout une action essentielle pour perpétuer le cycle de la vie. Mettre la touche finale à la préparation du sol avant l’hiver signifiait étendre un linceul grisâtre sur la verdure et recouvrir la terre d’une chape de secrets. Il fallait préparer l’utérus de la Terre-mère à recevoir la semence en son ventre chaud du printemps de l’espoir.

Si les souvenirs d’une vie bucolique en symbiose avec la terre ne meurent jamais dans mon for intérieur, dans la réalité, le travail concret des sols a perdu son charme. La mécanisation, la production à grande échelle, la course aux profits et la désertion des campagnes ont embrumé la grandeur et la puissance de la terre nourricière. Au contraire, on l’affaiblit, on la maltraite et on l’empoisonne. La valeur du sol ne semble pas avoir d’autres sens que celui de sa valeur marchande soumise à la spéculation. Désormais, la vie de la terre dépend d’entreprises agricoles gargantuesques et voraces, hautement mécanisées et vouées à la production anonyme, rentable… Point barre. Elle survit, mais est surexploitée. On l’appauvrit comme une vieille esclave au service de maîtres insatiables. Le « marché », cet empereur ambitieux la garde sous sa botte de plomb.

Je ne me sens pas désespéré pour autant parce que je ne suis pas seul à chercher à la faire vivre. Nous sommes des millions à souhaiter une vie saine, consciente et écologique. Malgré la puissance de la machine infernale de l’ogre qu’est « le marché », la conscience de l’importance des sols vivants permet de regarder l’avenir avec confiance. Notre force repose sur notre solidarité et notre regard porté vers l’avenir. Chaque individu peut creuser son sillon au cœur de la terre. Nos mains unies se lient comme dans un vaste labour à finir avant l’hiver. Notre avenir à tous et à toutes en dépend. Le Manifeste du refus global de 1948 le soulignait déjà : Nos passions façonnent spontanément, imprévisiblement, nécessairement le futur.

Aujourd’hui, mes forces ne me permettraient probablement plus de manier charrue et chevaux avec les gestes de mon enfance, j’en conviens. Le souvenir reste vivant, particulier, indélébile, riche de sensations fortes, peu importe le sens dont je l’enrichis maintenant.

À l’automne de ma vie, je suis de plus en plus convaincu qu’il importe de labourer le champ de l’ignorance afin de pouvoir y semer l’espoir enfoui dans les consciences. Cette œuvre est en marche. L’éveil des consciences s’exprime. Chacun de nos petits gestes contribue à labourer pour l’avenir. Le champ peut sembler une friche abandonnée difficile à faire revivre, mais sous les apparences se cache toujours la possibilité de semer, le regard tourné vers les générations qui nous suivront. Nous ne sommes pas seuls. Ensemble, retournons la terre, jour après jour! Voyons plus loin que le bout du sillon à tracer jusqu’à ce que tout le champ de la vie de notre société soit prêt à accueillir de nouvelles semences pour récolter la paix et l’harmonie entre la nature et nous.