Les journaux nous apprennent que la grève étudiante – un mouvement social d’ampleur historique s’il en est – coûtera plus cher cette année que les revenus générés par la hausse des frais de scolarité. Voici qui confirme ce que mon collègue Maxime Ouellet et moi-même disions en octobre dans notre ouvrage Université Inc. : cette hausse n’a rien à voir avec un quelconque manque de ressources dans les universités, et tout à voir avec un projet politique qui vise à modifier en profondeur le rapport entre les individus, les institutions et le savoir. Voilà qui devrait inquiéter quiconque se préoccupe encore de la culture…

Nous parlons si souvent de débat de chiffres et d’argent que nous en sommes pratiquement arrivés à oublier le débat de fond. Même la question de « l’accès » à l’éducation, même l’instauration de la gratuité scolaire (une sapré bonne idée !) ne dispose pas de l’enjeu fondamental. Je veux parler de l’éducation et de son contenu : le savoir, la culture. C’est ce contenu qui est le plus menacé par les transformations actuelles. Pourtant, nous en parlons très peu.

Transmettre de manière critique le patrimoine des connaissances humaines : voilà ce que serait l’Université si l’on en croit son idéal, tel qu’il a été articulé par Wilhem von Humboldt. L’acte d’apprendre, nous dit-il, n’est pas un acte individuel, mais un acte collectif : chaque étudiant-e supplée aux faiblesses de l’autre, mais surtout, puisque chacun n’arrive qu’à incarner une petite part du tout de la connaissance, ce n’est que collectivement qu’ils arrivent à approcher l’universel. Universitas magistrorum et scolasticum : l’entente entre la corporation des maîtres et élèves pour la transmission du savoir, cette humanité logée hors de nous et que nous devons conquérir pour devenir de véritables sujets. Nous en sommes aujourd’hui bien loin.

Pour les gouvernements, l’école ne sert qu’à une chose : trouver des moyens inventifs de stimuler la relance de la croissance du capital. C’est pourquoi on ne forme plus les étudiant-e-s suivant un corpus commun. On cherche plutôt à développer chez le « capital humain » (on en est presque à dire : le bétail) des attitudes de flexibilité et d’adaptabilité aux impératifs des marchés que l’on a le culot d’appeler « créativité ». La polyvalence a l’emploi est, dans les faits, bien peu créative : elle signifie surtout une attitude de mobilisation de tous les instants, de docilité et d’impuissance devant les fluctuations des bourses. Former des têtes vides en concurrence, des gens sans attache qui ont le flair de se re-vendre à chaque instant au bon maître. « L’art de réduire des têtes », disait Dany-Robert Dufour…

Alors les universités ne sont guère plus que des gymnases où l’on s’entraîne avant d’entrer tête baissée dans la guerre économique, ou encore des boîtes à idées pour parfaire les machines et les procédés techniques qui servent l’accumulation de la valeur. Et les client-e-s font la file, socialisés qu’ils sont à ne désirer rien d’autre qu’une formation instrumentale en vue de faire un plus gros salaire plus tard, quitte à aliéner toute liberté en s’endettant à mort. Alors la boucle est bouclée, et plus personne, ni les étudiant-e-s, ni les profs, ni les employeurs ne désirent autre chose que cette vacuité. Et au passage, l’éducation, détruite comme fin en soi, détruite dans son contenu, est devenue un moyen, une forme vide, qui tire maintenant son contenu d’ailleurs : du système économique, lequel dévore du reste ce qu’il reste du « monde vécu ».

Si le système économique capitaliste dévore le monde, c’est qu’il interdit a priori de poser la question de la valeur intrinsèque des choses. Pour lui, tout ce qui se vend a une valeur, et tout se vaut du moment qu’on peut le vendre. Il ne tient donc pas compte de la valeur que les choses ont pour elles-mêmes (par exemple, le respect de la nature, de la vie, etc.) ; pire encore, il ne tient pas compte, sauf par opportunisme de marketing, de ce que telle ou telle culture a placé au sommet de sa hiérarchie de valeurs. MacDo sert des « shoguns » et des « samurai » burger en Asie, la belle affaire… Le plus petit dénominateur commun de la valeur d’échange ramène tout à lui, et expulse la valeur culturelle et naturelle des choses hors du débat. Cette corruption de la société se reflète dans l’université, à qui on ne demande plus que d’enseigner ce formalisme exsangue. Apprenez-nous à tout compter, mais ne nous apprenez rien de ce qui compte. Voilà la direction. Et voilà pourquoi les étudiant-e-s ont raison d’être intraitables contre la hausse des frais de scolarité : comme disait Lelièvre : « c’est maintenant qu’on joue ce qu’il reste de nous ».

Par Eric Martin
Professeur de philosophie